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M. de Rions valait donc d’être contée ; car cette histoire est celle de tout officier noble exerçant à cette époque un commandement important, et par le fait seul de son origine et de sa fonction, fatalement désigné, quels que fussent sa prudence, sa modération, son tact, aux suspicions et à l’hostilité, non-seulement des classes populaires, mais de la bourgeoisie même. Et c’est par là que ce simple récit des événemens locaux dont la ville de Toulon fut le théâtre au mois de novembre 1789 peut servir de contribution à l’histoire générale de la révolution.

Le recours direct de la garde nationale de Toulon à l’assemblée ne constituait pas seulement, — qu’on le remarque bien, — une infraction aux usages en vigueur. Il ne tendait à rien moins qu’à l’établissement d’un principe nouveau : le droit d’appel à la représentation nationale, considérée comme pouvoir unique et suprême, sans que cet appel fût soumis à l’obligation de passer par les divers degrés de la hiérarchie administrative instituée par nos rois. On voit que cette démarche n’était, au fond, ni aussi simple ni d’aussi peu de conséquence qu’elle peut nous paraître ; qu’elle équivalait à une méconnaissance de l’autorité des fonctionnaires ou agens chargés de représenter le roi ; qu’elle semble bien, enfin, avoir été inspirée par cet esprit d’émancipation qui prenait de jour en jour une audace et une force plus grandes. Le gouverneur de la Provence ne s’y trompa point, comme le prouve la lettre suivante qu’il s’empressa d’adresser aux chefs de la municipalité toulonnaise. On croit devoir la reproduire en grande partie, comme un modèle achevé de courtoise sévérité : « J’ai appris, messieurs, avec le plus grand étonnement, — écrivait à la date du 21 novembre le comte de Caraman à MM. les maire-consuls de Toulon, — qu’il avait passé cette nuit à Marseille un officier et deux volontaires de la garde nationale de Toulon qui vont, dit-on, à Paris, pour se plaindre de M. le comte d’Albert de Rions… Ils ne se sont pas présentés chez moi ; et n’étant pas instruit par vous, messieurs, d’une démarche aussi peu croyable, je n’ai pu qu’en prévenir le ministre sans entrer dans les détails. Vous commandés, messieurs, la garde nationale de Toulon, mais vous êtes aux ordres du commandant de la province, et vous ne pouvez penser que l’assemblée nationale autorise deux genres de troupes, dont l’une serait aux ordres du commandant, et l’autre n’y serait pas. Une telle interversion de tout ordre et de tout principe nous conduirait aux derniers malheurs. Prévenés-les, messieurs, en me répondant de la conduite de la milice nationale de Toulon… Vous pouviés, messieurs, porter le vœu de ce corps à M. le comte d’Albert ; mais si vous n’étiés pas contens de sa réponse, c’était à moi qu’il fallait vous adresser pour convenir du parti qu’il fallait prendre.