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rues avec tout l’appareil de la guerre[1]. » Aussi, lorsque le maire-consul de la ville et plusieurs notables furent chargés de rédiger un rapport sur l’événement, ne manquèrent-ils pas d’incriminer la conduite de M. de Béthisy[2]. L’interdiction de donner des sérénades pendant la nuit, à cause des désordres et du tapage qu’entraînait ce divertissement, cher au peuple de Toulon, porta au comble l’impopularité du gouverneur. « Le rapprochement de toutes les circonstances… et le détail exact des événemens arrivés à Paris le rendirent bientôt suspect ; le peuple ne le regarda plus que comme un agent de la contre-révolution projetée. On prétendit qu’il avait des rapports d’intérêts et d’une étroite liaison avec une famille fugitive (la famille de Polignac, émigrée)… Sa présence était dangereuse et pour lui et pour la tranquillité publique[3]… » Un mois à peine après être entré en fonctions, M. de Béthisy se démit de sa charge.

Son successeur, le marquis du Luc, maréchal de camp, était un homme de caractère doux et conciliant, de manières affables et courtoises. Deux mois s’étaient à peine écoulés que, découragé comme M. de Coincy et M. de Béthisy devoir toute sa bonne volonté impuissante à triompher de l’hostilité qu’on lui témoignait, il était réduit à résigner, comme eux, ses fonctions. Ainsi, de juin à octobre 1789, trois officiers-généraux sont successivement obligés de renoncer à exercer, dans Toulon, l’autorité militaire au nom du roi. La Révolution vient à peine de commencer et déjà le gouverneur de la ville est un suspect ; ses actes, ses paroles, sont épiés avec une vigilance malveillante et aussitôt incriminés, quelle qu’en soit l’innocence. Sa qualité de noble, autant que la nature de ses fonctions, le désigne à l’animadversion publique. On se défie de lui, on le hait, parce qu’il incarne en sa personne tout ce que ce peuple maintenant déteste : l’aristocratie de naissance, la fidélité au souverain, l’esprit de discipline, l’autorité. On comprend que ces gentilshommes, très mollement soutenus d’ailleurs par le gouvernement, aient jugé que le poste n’était plus tenable et qu’ils l’aient abandonné[4].

  1. Mémoire de la ville de Toulon sur l’affaire du 1er décembre 1789, p. 8 et 9.
  2. Lauvergne, p. 16.
  3. Mémoire de la ville de Toulon, p. 10.
  4. De même à Brest. Le comte d’Hector, lieutenant-général des armées navales et commandant de la marine dans ce port, écrit au ministre, à la date du 22 juillet 1789 : « Il est bien pénible pour moi de ne recevoir aucun ordre dans la position où je suis… L’effervescence a été telle que, d’un instant à l’autre, le plus affreux incendie pouvait s’y allumer… Il se trouve ici beaucoup d’étrangers et de gens sans aveu qui n’attendent leur bien-être que du désordre… » Et quelques jours après : « Je ne dois point vous dissimuler que la fermentation est au plus haut période. À chaque instant on doit craindre que la population ne se livre aux plus grands excès. » (Lettres citées par Chevalier, Histoire de la marine française sous la première république, p. 4 et 5.)