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qui fléchit, un bras qui se lève pour poser une amphore, une nuque qui tourne, sont des événemens harmonieux, dont le simple spectacle apaise, et pour longtemps, laisse après lui dans l’âme comme un sillage de joie calme.

Quelquefois, dans l’effort des membres, dans le développement des gestes, le nu apparaît ; des épaules, des genoux classiques. Et cela est bien, rien de plus modeste, de plus à sa place. Le nu est pur ici, chastement habillé par la lumière qui l’a doré.

J’ai passé là plus d’une heure : il me semble bien qu’ils n’ont rien fait : quelques petits baudets attendaient les yeux fermés ; on les a chargés d’outrés ruisselantes, on a tordu quelques pagnes… Ils vivent de rien ; ils n’ont pas d’autre besogne que de former des groupes harmonieux dans la belle lumière. Ils sont vraiment pareils aux lis des champs qui ne tissent ni ne filent et, comme je le vois dans cette vallée du Cédron, le détail quotidien de leur vie est illuminé de beauté. La paresse n’est pas un péché ici : elle est digne ; — combien plus noble que le travail qui courbe nos ouvriers d’usine, leur déformant le corps et l’âme ! Point d’inquiétudes ; chacun de ces paysans trouve en naissant sa place dans un groupement humain, qui est le même depuis les origines de la race, qui l’encadre et le maintient heureux et debout malgré les oppressions turques qui ont tant pesé sur les pauvres fellahs, — non pas ignorant, quoique illettré, mais capable de sentir et de raisonner, l’esprit plein de toute l’expérience traditionnelle, de la science et de la poésie du village ou de la tribu, comme aujourd’hui les Bédouins du désert, comme autrefois les simples pêcheurs de la mer de Galilée.

Un jeune Arabe, aux yeux d’oiseau, au beau nez sémite, la lèvre souriante sous sa noire moustache frisée, voyant que je prenais plaisir à le regarder, m’a demandé un bakchich et puis ensuite une cigarette. Et pour me remercier, voici qu’il tire de son pagne une petite flûte qu’il approche de ses lèvres avec un éclair de malice dans les yeux. — Oh ! le triste chant, délicat et saccadé, les timides notes qui se lèvent comme des oiseaux, qui se suivent en hésitant !

J’ai laissé là le petit groupe gracieux, et le long du sentier grisâtre qui écorche la pierre, tout au fond de l’étroit ravin, je me suis enfoncé dans la vallée de la Mort. Des tombes, des tombes, — non pas un cimetière, — car le mot évoque des idées d’ordre, de symétrie soigneuse, de culte tendre et pieux, et ces pierres-là sont presque brutes, jetées là au hasard, dispersées dans tous les sens, comme un éboulis de roches qui, croulant de quelque