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construction d’un casino sur une plage, d’une usine sur une lande, la mort des vieux costumes et des vieux patois. En pays exotique, la nature est trop originale et trop forte pour se laisser effrayer par les petits railways économiques. Celui de Ceylan, si alerte, si léger, se faufilant comme une petite bête active entre les hautes futaies de cocotiers, m’est resté comme un souvenir paradoxal et drôle. Celui-ci vaut bien mieux que la vieille route par laquelle, en deux jours, l’on allait à cheval à Jérusalem. Certes, quinze jours de cheval à travers les déserts de Judée ont un sens, parce qu’ils réveillent en vous le nomade, parce qu’à la longue ils se fondent l’un dans l’autre, tracent dans l’âme une traînée prolongée d’impressions simples et profondes qui vous éloignent de toute votre vie passée. Mais que laissent deux jours de cheval à travers les lapias, sinon le souvenir distinct de la courbature et de l’ennui ?

La gare est toute blanche, toute nette, petite gare coquette et simple de village, jolis wagons de bois clair et vernis, jolies locomotives munies de chasse-bœufs, faites pour trotter à travers le pays sauvage, jolis ateliers où des ouvriers français sont chefs, forment les indigènes, leur font oublier les antiques procédés de l’Orient traditionnel, où tout le monde forge et bat joyeusement le fer.

Comme le soir tombait, un peu fatigué par la lumière de cette première journée, par le fourmillement et les odeurs du bazar, par ma cure de pilules au tannin biblique, et même, — l’avouerai-je ? — par ma visite au petit chemin de fer, je me suis enfoncé dans les jardins de Jaffa. — Si brûlés par les ardeurs de l’été, ils sont encore enivrans ; tous les parfums de l’Arabie s’en exhalent, flottent, dit-on, au-devant des vaisseaux sur la mer phénicienne. Entre les régimes des bananiers féconds, entre les massifs de lauriers roses et de citronniers, à l’ombre des cactus géans dont les larges lames épineuses, dont les hautes raquettes articulées hérissent la terre d’une végétation de cauchemar, je suivais une route de poussière épaisse, d’où montait cette odeur fade du désert qui vous hante et dont on a la nostalgie quand on l’a sentie. Au-delà commençait la plaine de Saron, harmonieuse et sèche, sous un ciel qu’emplissait la quiétude du crépuscule. Bien loin, les collines de Judée ondulaient, sans poids, fluides comme des vapeurs qui s’étirent et tout ce paysage de terre-sainte était large et calme infiniment, plein d’une paix profonde qui, peu à peu, pénétrait l’âme, la purifiait de toutes les petites images pittoresques laissées par cette journée. Dans un carrefour, sous un grand figuier, des femmes voilées de bleu venaient puiser de l’eau à une fontaine et s’en allaient droites et sérieuses, un bras sur la hanche, levant l’autre très haut pour soutenir leurs vases. Et puis, doucement, sur le