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qui se trouveront récompensés, quand ils auront la richesse, l’aisance, les joies de la vie ; mais la logique voulait une satisfaction. Il n’était pas possible que le peuple qui a le plus dépensé d’activité désintéressée, qui a le plus contribué à répandre dans le monde l’idée de l’immortalité, restât étranger à ce que nous regardons comme un des postulats de la vie. La longévité, accompagnée de la richesse, qui suffit encore comme récompense au Second Isaïe[1], vont paraître quelque chose d’enfantin.

Car, ne nous y trompons pas, l’homme n’est conduit que par l’idée de l’avenir. Un peuple qui en masse abdiquerait toute foi à ce qui est au-delà de la mort s’abaisserait complètement. L’individu peut faire de très grandes choses sans croire à l’immortalité ; mais il faut qu’on y croie pour lui et autour de lui. Dans le mouvement d’une armée, en effet, il y a le courage personnel et l’entraînement général. La foi à la gloire, nos poursuites de l’idéal, sont une forme de la foi à l’immortalité ; elles font faire une foule de choses dont on ne touchera le prix qu’après la mort[2] ; toute noble vie est construite, pour une grande partie, sur des placemens d’outre-tombe. Or la loi à la gloire est compromise par les courtes vues sur l’histoire qui tendent à prévaloir de nos jours. Peu de personnes agissent en vue de l’éternité. Je l’avoue, j’ai des doutes graves sur l’immortalité individuelle ; et cependant j’agis presque constamment en visant des buts au-delà de la vie ; j’aime mon œuvre après moi ; il me semble que je vivrai bien plus alors qu’aujourd’hui. Mais ces sentimens deviennent rares. On veut jouir de sa gloire ; on la mange en herbe de son vivant ; on ne la recueillera pas en gerbe après la mort.

J’ai cherché à expliquer, dans mon histoire des Origines du christianisme[3], comment la foi juive à la résurrection et le dogme platonicien de l’immortalité de l’âme se combinèrent au IIe et au IIIe siècle du christianisme, d’une façon qui laissa toujours beaucoup de place à l’incohérence. En réalité, dans la foi d’un chrétien et de ce qu’on appelle un spiritualiste, le dogme platonicien est ce qui domine ; la résurrection des corps n’est plus qu’un embarras, qu’on rejette, comme un décor inutile, à la fin des temps. J’ai tâché de montrer à diverses reprises[4]comment, si nos idées a priori sur la justice ont quelque valeur, les idées juives de la résurrection ont plus de chance d’être vraies que les idées platoniciennes fondées sur une erreur, la séparabilité de l’âme.

  1. Voir Hist. du Peuple d’Isr., t. III, p. 494.
  2. Dummodo absolvar cinis.
  3. Tome II, p. 97-98 ; t. VII, p. 505-506.
  4. Vie de Jésus ; Dialogues philosophiques ; Examen de conscience philosophique.