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Dieu veut le bien et le commande ; par conséquent, il le récompense. Il peut tout ; s’il abandonnait celui qui se conforme à sa volonté, il serait absurde, trompeur, auteur de l’iniquité.

Où a lieu cette récompense des justes, cette punition des méchans ? Une telle question n’aurait pas eu de sens pour l’ancien Sémite. Il n’y a pas pour l’homme d’autre vie que celle-ci. L’ancien Sémite repoussait comme chimériques toutes les formes sous lesquelles les autres peuples se représentaient la vie d’outre-tombe. Il était conduit à cela par un certain bon sens et aussi par l’image exaltée qu’il se faisait de la grandeur divine. Dieu seul est éternel ; l’homme ne vit que quelques années ; un homme immortel serait un dieu, un rival de Dieu, une impossibilité. L’homme ne prolonge un peu son existence éphémère que par ses enfans, ou, à défaut d’enfans, par un cippe (sem), qui maintient son nom dans la tribu.

Cette assertion que la vertu est récompensée ici-bas va se heurter tout d’abord à des objections insolubles. Cette assertion n’est pas vraie. Dans la réalité, en quelque âge du monde et quelque société qu’on se place, la justice distributive est fréquemment violée. Plus versés que les anciens dans les sciences sociales, nous pouvons aller plus loin et affirmer qu’il n’est pas possible qu’il en soit autrement. L’injustice est dans la nature même. Supposons la société aussi perfectionnée, la médecine aussi avancée qu’on voudra, il restera l’accident, qui n’est régi par aucune justice. Un homme meurt en voulant, par dévoûment, sauver son semblable, nul ne peut soutenir que la justice absolue du monde réel est en règle avec cet homme-là. Le vieil Israël essaya tous les sophismes pour sortir de cette impasse. Les temps très anciens se sauvaient par la justice collective. Les fils sont punis pour les crimes de leurs pères ; une société est punie pour les méfaits de quelques-uns de ses membres. Mais une telle justice est si défectueuse que les Israélites les plus orthodoxes finirent par y renoncer. Job déclare que l’homme violent, dont les enfans sont peu estimés, n’est pas puni en réalité, puisqu’il n’en sait rien dans le scheol ; c’est lui qui aurait dû voir sa propre ignominie. Ézéchiel abandonne complètement la théorie collectiviste et déclare que chacun n’est puni ou récompensé que pour ses propres actions. On se trouvait alors engagé dans des explications d’une extrême faiblesse.

Tantôt on niait le fait. Un psalmiste affirme que, dans sa longue vie, il n’a jamais vu le fils d’un homme juste chercher son pain[1]. D’autres fois, on distinguait. « C’est vrai, disaient les sages ; le juste

  1. Psaume XXXVII, p. 25.