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Sans chicaner l’écrivain ou l’artiste sur le choix de son sujet, on doit pourtant admettre qu’il y a de très petits, de trop petits sujets : tel celui de Flipote, à la fois insignifiant et indifférent. Vous savez quel il est, de quelle particularité et de quelle ténuité. Trop particulier d’abord, le monde des théâtres étant relativement restreint, et fermé à la plupart d’entre nous. Peu de gens le fréquentent, ce dont on doit féliciter les autres ; peu de gens, par conséquent, s’y intéressent. Encore l’intérêt que peut y prendre cette minorité semble-t-il d’un ordre plutôt inférieur. Superposition ou substitution d’une vie factice à la vie réelle, du masque au visage, amalgame ou contradiction de ces deux existences, contraste ou confusion, je vais parler comme Schopenhauer, de l’homme (ou de la femme) comme représentation et comme volonté, voilà, pour un auteur dramatique, toute ou à peu près toute la psychologie des comédiens. Elle est sommaire, et peut-être M. Lemaître l’a-t-il épuisée, rien qu’à nous montrer, au premier acte, un Leplucheux vivant ou plutôt jouant sa petite vie avec de grands gestes et de grands mots. Encore était-il possible, témoin le Delobelle de M. Alphonse Daudet et la famille Cardinal de M. Ludovic Halévy, de marquer plus profondément sur des caractères l’empreinte cabotine, et de provoquer entre la nature et la moins naturelle de toutes les conditions, des conflits ou plus sérieux ou plus hautement comiques.

Qu’observe de plus M. Lemaître en son infime sujet ? La jalousie professionnelle et réciproque de Flipote et de son mari. Flipote aime Leplucheux en raison directe de ses succès à elle, et en raison inverse de ses succès à lui. Elle le hait dès qu’il commence à lui porter ombrage, et ce changement fait toute la comédie, petite étude de petites mœurs, croquis « éminemment parisien » (soit dit sans compliment) d’un ménage de cabotins et de ses accessoires. Les accessoires, c’est le directeur du théâtre, l’auteur, le protecteur de « l’étoile en herbe, » la tante de ladite étoile, le reporter en quête d’interview, l’habilleuse, et jusqu’à la fille de l’habilleuse, qui débute dans les rôles d’enfant. Autour de l’étoile, tout ce monde gravite : les satellites se heurtent, et de leurs rencontres jaillissent des scènes alertes et spirituelles, des traits d’observation gamine, des mots de planches et de coulisses, des termes d’argot ou de blague, « la boîte, la baraque, le bastringue, la mélasse, » le tout avec un parfum de ce que M. Montégut, je crois, appelait un jour « le royaume d’histrionie et puissant empire du cabotinage. »

Voulez-vous assister à la discussion d’un contrat entre une débutante d’opérette et son directeur, voir celui-ci « roulé » par celle-là, allez ouïr le premier acte de Flipote. Vous apprendrez comment se débattent d’aussi graves questions et des intérêts aussi considérables. Pour une jeune personne qui, la veille, a « doublé » Mlle Lydie Pastel dans la