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l’esquisse, d’amoureux mariés s’aimant comme s’ils ne l’étaient pas (mariés), la femme jouant à la maîtresse et le mari à l’amant. Ce jeu-là se joue volontiers aujourd’hui. La clandestinité, les précautions, l’appareil enfin des irrégulières amours finissant par altérer et pervertir légèrement l’amour légitime, l’influence de la forme sur le fond, et si vous voulez, du culte sur la foi, c’eût été pour Gustave Droz ou Claude Larcher un assez joli cas de psychologie conjugale et de fine dépravation d’alcôve. C’est parce que cette idée n’a été qu’effleurée que nous sommes restés dans le vaudeville, mais encore une fois le vaudeville amusant, avec une teinte générale d’ironie, presque de cynisme fringant, les de Puissec en somme étant d’affreux petits drôles et la belle-mère ne valant guère mieux ; avec une pointe aussi de sentiment au troisième acte, lors des réminiscences nuptiales qui réconcilient le ménage : le foyer, les meubles connus, le coupé, si étroit qu’on n’y était bien qu’à deux, et enfin le θάλαμον ϰαὶ λεχος (thalamon kai lechos) qu’embrassait Alceste, le notumque cubile que pleurait Didon et que cette petite Parisienne d’Huguette regrette aussi et, ma foi, d’un assez gentil regret.

Mais la fleur ou la perle de l’œuvre, c’est le personnage de Fanny Langlois, Fannoche, cette bécasse ahurie, passive, rejetée de Dumoustier à Paul et réciproquement, indifférente à l’un et à l’autre, pourvu qu’elle soit « avec quelqu’un, » toujours prête à croire qu’on lui fait des farces ou qu’on lui dit des inconvenances, et promenant à travers le second acte, le plus divertissant, ses yeux « d’herbivore » et son éternel « positivement, » d’un comique aussi adverbial et aussi nature que le « turellement » de Mme Hettema. Et le rôle entier est la justification et le commentaire d’un terme familier, mais nécessaire à notre langue et à notre temps : le terme de grue, qui seul désigne et définit tout ce qu’il y a du volatile, non pas dans un caractère, mais dans une classe de personnes et, comme disait Diderot, dans une condition.

Les Amans légitimes sont très bien joués par tout le monde, merveilleusement par Mlle Demarsy. On ne verra jamais plus de naturel et de vérité, jamais une interprète aussi adéquate à son rôle. Ce n’est pas une Fannoche, c’est le type même de Fannoche, c’est Fannoche en soi.

L’amour, ou la manie du théâtre, et, comme disait Nietzsche, la thèâtrolâtrie, est un des dangers de notre époque. Deux hommes du plus grand talent viennent d’y tomber, chacun à sa façon : MM. Pierre Loti et Jules Lemaître. Le théâtre veut tout envahir et tout accaparer. Il ne respecte rien. Ne s’est-il pas emparé hier d’une œuvre, d’un chef-d’œuvre, sur lequel il avait moins de droits que sur tout autre : Pêcheur d’Islande ? Il nous a pris notre rêve, notre émotion et nos larmes, pour les matérialiser ; je nomme à dessein d’un vilain mot une vilaine chose. Et M. Loti, qui pouvait défendre son livre, s’y est