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des douars indigènes par les communes de plein exercice, le poids incessamment accru des impôts et l’arbitraire dans la perception… Le colon a les vertus du travailleur et du patriote ; il n’a pas ce qu’on peut appeler la vertu du vainqueur, et ce sentiment du droit des faibles qui n’est point incompatible avec la fermeté du commandement. » Si nos colons algériens pouvaient décider à leur gré du sort des indigènes, ils prendraient tant de plaisir à les molester, à les vexer, qu’ils mettraient peut-être leur patience à bout, et peut-être aussi verrait-on éclater de nouvelles insurrections, que la métropole devrait étouffer dans le sang.

Dans un pays où des intérêts rivaux sont en présence, où une race fière de sa supériorité et de sa force est sans cesse tentée d’en abuser dans ses rapports avec des indigènes dont elle convoite le bien, il faut nécessairement un arbitre, et ce rôle ne peut être rempli que par un gouverneur qui représente la justice, l’équité, la raison, la paix publique et l’intérêt général. Lui seul peut rendre à chacun ce qui lui appartient. Il est sur les lieux, il voit les choses de près. En tout litige, il est le défenseur naturel de la partie lésée, il la protège contre la violence et contre le dol. Respirant l’air du pays, il ne juge pas les affaires d’après des règles abstraites ; il n’attache d’importance qu’à celles qui en ont ; il sait tour à tour réprimer ou fermer les yeux ; il évite les chicanes, les pointilleries, et on peut dire de ce préteur : De minimis non curat.

Mais pour qu’il puisse s’acquitter utilement de ses fonctions, il faut qu’il ait de grands pouvoirs, qu’il inspire selon les cas la confiance ou le respect, qu’on soit obligé de compter avec son autorité, que lui-même ose prendre beaucoup sur lui, sans craindre les désaveux, et voilà précisément la fâcheuse conséquence du système des rattachemens : le gouverneur-général de l’Algérie n’ose désormais rien prendre sur lui ni remédier comme il le voudrait à des abus qui le chagrinent. On lui a lié les mains ; que ne lui a-t-on bandé les yeux ! Jadis, il ne relevait que d’un seul ministre, il relève aujourd’hui de tous et de chacun comme un simple préfet. Les attributions qui lui restent, il ne les exerce que par délégation. Il ne choisit pas, il ne nomme pas les fonctionnaires sous ses ordres, il les subit. On lui demande quelquefois son avis, mais c’est une politesse qu’on lui fait. Il avait le droit d’initiative, il n’est plus qu’un agent d’exécution. Il faut en convenir, nous sommes depuis quelque temps trop portés à méconnaître les conditions d’un vrai gouvernement. Nous n’aimons plus que les pouvoirs faibles et dépendans, nous voulons que les gens en vue et qui répondent des affaires ne soient que des marionnettes, dont les fils sont tenus et manœuvres par des gens qu’on ne voit pas.

Ceux qui ont inventé le système des rattachemens se promettaient d’améliorer les services, d’accélérer la marche et l’expédition des