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Pourquoi ces maladies jusque-là inconnues de cette population, fille des tropiques, insouciante, heureuse de vivre ? La civilisation est cruelle pour le sauvage ; elle l’abat s’il lui résiste ; elle l’étouffe s’il lui cède. Elle brûle son sang avec l’eau-de-vie, elle lui inocule des maladies en lui imposant son costume et ses coutumes ; elle lui révèle, avec ses besoins : ses désirs, sa vie fiévreuse, ses appétits multiples, sa soif de jouissance. La transition est trop brusque pour ces natures primitives. L’instinct de préservation contre des dangers imprévus n’a pas encore eu le temps de s’éveiller en elles.

Il le sentait, s’efforçait de découvrir le remède et de réagir. Influent à la chambre des nobles, populaire auprès des représentai, il calmait les impatiens, encourageait les hésitans. Il ne prévoyait pas alors les événemens qui devaient le porter au trône. Il ambitionnait le ministère de l’intérieur, généralement dévolu à un chef indigène et se préparait à l’occuper en étudiant à fond le mécanisme administratif. Ces études le préservaient des tentations auxquelles ne succombaient que trop souvent les jeunes nobles, de l’indolence naturelle à une race pour laquelle tout est facile, saut le travail, tout est simple, hormis l’effort, des voluptueuses amours d’un climat qui berce et endort l’activité, détend les ressorts de la volonté et livre l’homme sans défense aux séductions des sens.

Je le vis chaque jour, pendant des années ; j’encourageai sa légitime ambition, augurant bien de son avenir, ne soupçonnant pas que la Providence le tenait en réserve pour l’élever au premier rang. Quand je le quittai, il touchait à son but, et le roi songeait à l’appeler au ministère.

Lorsque je le revis, il était de passage à Paris, à l’Hôtel Continental, revenant d’Italie, se rendant à Londres. La mort avait fauché Kaméhaméha V, Lunalilo, tous deux pleins de vie, et le vote de l’assemblée havaïenne l’avait fait roi. Il réalisait un de ses rêves : visiter cette Europe dont souvent, le soir, sur la plage de Waikiki, au bruit des vagues murmurantes sur un lit de sable, nous avions parlé, lui m’interrogeant, impatient de la voir, ignorant de ses merveilles, mais aussi de ses misères, inconnues sous ce beau ciel, dans cet incomparable climat aux fleurs éclatantes, aux enivrans parfums, aux ombreuses forêts étreignant les hautes montagnes dressant à douze mille pieds de hauteur leurs cimes étincelantes.

Nous dînâmes ensemble, causant de nos souvenirs d’autrefois, et des impressions présentes. Les années l’avaient peu changé et il prenait au sérieux son métier de roi. L’archipel prospérait, le traité de réciprocité l’enrichissait. « C’était, écrit M. G. Sauvin dans l’intéressant volume qu’il vient de publier sur les lies