Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

acquise, la conscience de son rôle, le désir de le bien remplir. Mais dans ses lèvres sensuelles, dans les plis retombans de sa bouche se lisait aussi une volonté incertaine en lutte avec des passions violentes.

Son règne de huit années, de 1855 à 1863, lut en effet une lutte contre lui-même, lutte héroïque parfois, lamentable souvent. En lui, le passé combattait contre le présent, la réalité brutale contre l’idéal ardemment souhaité. Il rêva de grandes choses, il ne put les accomplir ; tout ce qu’il avait de force morale, il la dépensa contre lui-même, tour à tour vainqueur et vaincu, troublé dans sa conscience, succombant à ses remords.

Combien les temps étaient changés ! Quand on se rappelait la vie de l’ancêtre, de cet homme de fer qui, par la force ou la ruse, supprimait ses adversaires, qu’aucun crime ne fit reculer quand il s’agissait d’atteindre son but, qu’aucun remords ne hanta jamais, on mesurait la distance qui séparait ces deux hommes, le progrès moral accompli en trente-cinq années, l’espace d’une génération. On comprenait tout ce que cette évolution rapide impliquait, pour les chefs qui entouraient le jeune souverain, pour le peuple qu’il gouvernait, d’idées antagonistes dans des cerveaux inaccoutumés à penser par eux-mêmes. Aux primitives traditions asiatiques, aux superstitions séculaires importées, en l’an 500, des Moluques ou des Célèbes, intensifiées par quatorze siècles d’isolement, se substituait, sans transition, une autre conception de la vie, une loi morale si haute qu’à l’observer les plus forts défaillent, si claire qu’à l’entendre les plus simples la comprennent. Entre le passé qui fuyait et le présent qui surgissait, nul lien visible, nul rapport sensible ; de la nuit, sans l’aube, ils passaient au jour, et le jour les aveuglait.

Par la race et par le sang, Kaméhaméha IV était Havaïen ; par son père Kekuanaoa, guerrier intrépide, lieutenant fidèle de Kaméhaméha Ier, dont il avait épousé la sœur, il était de la caste des Alii ; par sa mère, il descendait du fondateur de la dynastie ; par son éducation, confiée aux missionnaires américains, il était protestant, imbu des idées libérales ; par goût, par instinct, il inclinait vers l’Angleterre monarchique, et son mariage avec Emma, petite-fille de John Young, matelot anglais entré au service de son aïeul et élevé par lui aux plus hautes dignités, était pour raffermir dans sa conviction, qui avait été celle de Kaméhaméha Ier, que du côté de l’Angleterre seulement il trouverait le point d’appui nécessaire pour assurer l’indépendance de sa couronne.

Il faut avoir vécu sur cette terre tropicale, dans ce milieu étrange où les débris de la barbarie coudoient les merveilles de notre civilisation, où les légendes des siècles passés se mêlent à l’histoire