Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant sa volonté, épris de l’inconnu, ne sachant du dehors que ce que lui en révélaient les vieux chants canaques, les mêlés qui avaient bercé son enfance.

Nous avons eu l’occasion de retracer ici même[1] la carrière de ce petit chef de l’île Havaï, homme de guerre, diplomate, organisateur, qui, par la force, la ruse et la patience, conquit l’archipel entier, l’asservit à ses lois, fonda une dynastie et mourut, laissant un peuple là où, avant lui, n’existait qu’un ramassis de tribus toujours en guerre, l’ordre où sévissait l’anarchie, une civilisation naissante sur cette terre de la barbarie. En lui s’incarnaient les aptitudes particulières de cette race polynésienne, physiquement robuste et belle, indépendante et fière, intellectuellement prompte à comprendre et à s’assimiler, habile à s’exprimer, généreuse et hospitalière, race de grands enfans, avides d’histoires et de merveilleux, travailleurs à leurs heures, paresseux avec délices, guerriers intrépides et amoureux des plaisirs. Par un côté il différait d’eux, et par ce côté il leur fut supérieur. Ainsi que l’indiquait son nom de Kaméhaméha, le Solitaire, il n’avait ni leur sociabilité excessive ni leur excessive mobilité d’esprit. Capable de concevoir un plan, d’en préparer les moyens d’exécution et de le mener à bien, il était né pour commander et, d’instinct, on lui obéissait.

De haute stature, comme tous les Alii ou chefs, il était renommé pour sa force herculéenne et pour sa bravoure. Il avait le front large et haut, les yeux grands et profonds, ombragés par des sourcils touffus, des lèvres épaisses, le nez fort, les joues pleines, le cou puissant, un vrai cou de taureau, le regard tour à tour sévère et froid, doux et bienveillant. Indifférent aux plaisirs, inaccessible à la crainte, ambitieux et résolu, il se montra souvent cruel et sanguinaire. Ses défauts furent ceux de sa race et de son milieu, ses qualités lui furent personnelles et le mirent sans conteste au premier rang parmi tous les chefs polynésiens.

Vainqueur de ses rivaux, souverain de l’archipel, il caressait le rêve d’agrandir son domaine, d’en faire le centre d’un empire. Il s’en ouvrit à Vancouver, le grand navigateur anglais, dont les indigènes ne prononcent encore le nom qu’avec respect. Les trois visites que Vancouver fit aux îles Havaï, en 1792, en 1793 et en 1794, coïncidèrent avec la période décisive de la vie de Kaméhaméha. Il luttait alors, sur terre et sur mer, contre ses ennemis coalisés, supérieurs en nombre, que déroutaient son audace et son activité. Vancouver le vit, et l’accueil que lui fit, la confiance que lui témoigna ce chef barbare, l’intéressèrent à lui. À chacune de ses escales, il constatait

  1. Voir, dans la Revue du 1er novembre 1885, Emma, reine des îles Havaï.