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Sur ces entrefaites, en mars 1792, un Flamand était venu proposer à Beaumarchais un premier lot de 60,000 fusils qui seraient suivis de 140,000 autres, provenant du désarmement des Brabançons par l’Autriche. L’octroi et le droit exclusif d’acquérir ces armes avaient été concédés à ce personnage par l’empereur Léopold, qui voulait le récompenser ainsi de sa fidélité, et l’indemniser des dommages considérables que la guerre lui avait infligés. Mais le Flamand mettait une condition à cette vente, c’était de faire que ces armes étaient destinées à la France, car les bruits de guerre entre nous et l’Autriche couraient dès lors avec persistance, bien que la déclaration de guerre officielle ne date que du 20 avril. Beaumarchais a affirmé plus tard, sans convaincre personne, que, bien loin de faire naître cette obscure affaire, il avait hésité à l’engager, par une sorte de pressentiment de ses suites. Voici la preuve qu’il disait vrai. Le Flamand et ses acolytes, de connivence avec M. de Narbonne, alors ministre, s’étaient adressés tout naturellement à Beaumarchais, l’ancien et émérite munitionnaire des États-Unis dans la guerre de l’indépendance, et ils lui avaient adressé, à la date du 2 mars 1792, une lettre à laquelle il fit, dès le lendemain 3 mars, la réponse suivante : « Depuis longtemps, messieurs, je ne fais plus d’affaires et n’en veux entamer aucune. Vous me faites plus d’honneur que je n’en désire, en me disant que j’ai la confiance d’un ministre. Je ne veux point de leur confiance et me contente de leur estime, qu’aucun ne peut me refuser. — Mais comme je ne veux pas qu’on puisse me croire impoli, parce que je suis loin des affaires, si vous me faites l’honneur de passer demain matin chez moi, je vous entendrai volontiers, si l’objet qui vous y amène peut intéresser notre France. »

On sait la suite, du moins en partie, par le mémoire de Beaumarchais, intitulé les Six époques, et par le récit, récemment publié, de Gudin, son ami, éditeur et historiographe, que M. de Loménie avait d’ailleurs lu et suivi pas à pas. On sait que Beaumarchais, pour avoir refusé de passer par les fourches caudines des bureaux dont la devise était : « Nul ne fournira rien hors nous et nos amis, » et de payer les énormes pots-de-vin qui étaient de règle entre munitionnaires et bureaucrates, sous le nouveau régime, comme au beau temps des frères Duverney, se vit savamment croisé dans toute l’affaire par ces mêmes bureaucrates et leurs agens, les Colmar, Constantini et Cie ; que ces scélérats faisaient retenir les fusils de Hollande, en dénonçant secrètement au gouvernement de ce pays la véritable destination des armes ; qu’après avoir livré en nantissement au ministère les titres de 72,000 francs de bonnes rentes qu’il devait toutefois continuer à