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Cependant les âges se sont écoulés, les civilisations se sont suivies ; à la pierre taillée a succédé le bronze ou mieux l’airain, si ce n’est plutôt le cuivre pur, comme le démontrait, il y a quelques jours, à l’Académie des Sciences, le savant M. Berthelot. À son tour apparaît le métal de la période historique, le fer, qui semble être l’agent nécessaire du progrès des sociétés. Et cependant cet autre métal, plus abondamment épandu que tout autre dans le sol sur lequel elle vit, l’humanité, jusqu’aujourd’hui, pour ainsi dire, en a ignoré non-seulement l’usage, mais même l’existence. Comment cela a-t-il pu se faire ? Pour le dire, une explication préliminaire, un peu aride, peut-être, mais inévitable, est nécessaire.

Il n’y a pas encore cent ans, la fureur jacobine faisait tomber la tête de Lavoisier, et jusqu’à lui les hommes n’avaient pas distingué dans la nature plus de six à sept métaux, mis à leur disposition par le hasard lointain d’une découverte imprévue. Pour les prédécesseurs de Lavoisier, encore imprégnés de conceptions alchimistes, ces quelques métaux étaient doués d’un principe subtil ; terre inflammable, disait Bêcher de Spire ; phlogistique, l’appelait Stahl, le médecin du roi de Prusse. Chauffés dans l’air, soumis à l’action de l’humidité, ces métaux perdaient, croyait-on, ce phlogistique mystérieux et avec lui leurs qualités essentielles ; plus de sonorité, plus d’éclat, plus de ténacité ; ce n’étaient plus, disait-on avec une nuance de mépris, que des chaux métalliques, des terres friables et inutiles, se confondant avec le reste de ces matériaux hétérogènes, mal connus, dont le mélange formait la Terre, l’un des quatre élémens d’Aristote.

Lavoisier dissipe ces profondes ignorances. Soumis à l’action du feu, le métal, en effet se transforme. Est-ce en perdant ce phlogistique, cet ens rationis que personne n’a jamais ni vu ni pesé ? Non ; le phlogistique n’existe pas. Le métal chauffé ne perd rien : il s’unit, au contraire, à cet élément de l’air, propre à entretenir la combustion, que Priestley, qui venait de le découvrir, appelait l’air vital, qui reçut ensuite, en 1778, de Lavoisier lui-même, le nom d’oxygène. Dans le composé qui résulte de cette union, dans cette chaux métallique, qui va tout à l’heure s’appeler un oxyde, on retrouve rigoureusement le poids des deux élémens constituans, et l’analyse les restitue avec tous leurs caractères distinctifs, avec leur absolue personnalité. La notion fondamentale des corps simples jaillit, comme un lumineux corollaire, des recherches et des méditations de l’illustre novateur. Ce sont ceux qui, soumis à l’épreuve de toutes les forces de désagrégation dont l’homme peut disposer, y résistent, se retrouvent toujours les mêmes, indestructibles, indécomposables. Lavoisier leur imprime le caractère d’une individualité propre. Ils sont aujourd’hui au