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borné, il passait à se démontrer le temps qu’il ne passait pas à peindre ou à se peindre, car aucun artiste n’a multiplié son image sous autant d’aspects et de noms. Au temps de sa première jeunesse, il avait étudié les maîtres, mais il entrait en fureur si l’on contestait qu’il fût né de lui-même. C’était le phénix de la peinture, et Edmond About disait plaisamment à son sujet : « Le phénix est de tous les oiseaux celui qui s’aime le plus : comme fils, il révère en soi un père vénérable ; comme père, il chérit en soi le plus tendre des fils[1]. » Si le mot réalisme pouvait avoir un sens absolu, le seul réaliste de la peinture, ce serait lui, car il peignait ce qu’il voyait, comme il le voyait, et au moment où il le voyait. Excellent ouvrier plutôt qu’artiste, facile, franc et rapide dans l’exécution, il était incapable de combiner une scène ou même d’indiquer des attitudes à ses modèles. Quant à l’art de peindre, il le prenait au point où ses prédécesseurs l’avaient laissé, c’est-à-dire que ni la combinaison des couleurs, ni les effets de la lumière, ni les moyens pratiques ne provoquaient en lui le moindre désir de changement : à ce point de vue, ce réformateur était le plus tranquille des traditionnels. Le seul procédé qu’il ait non pas imaginé, mais préféré, c’est l’emploi du couteau à palette, c’est-à-dire que, pour peindre largement et obtenir de belles surfaces, il étendait la couleur avec ce couteau, au lieu de procéder par touche avec le pinceau ou la brosse. Pour le choix de ses sujets, c’étaient, outre son portrait et celui de ses amis, les paysages et les mœurs de son pays natal. Rien de mieux, car il les peignait bien ; mais, très désireux de provoquer du scandale pour obtenir de la réclame, il choisissait des scènes grotesques ou triviales, et soutenait que ce sont les seules que l’art ait le droit de représenter, car elles sont toute la nature. Il le disait très haut, dans son atelier à ses visiteurs, et dans les brasseries, où il professait régulièrement son esthétique, devant un auditoire composé en majorité de confrères qui s’y donnaient rendez-vous pour se divertir. L’idéal et les peintres idéalistes, « M. Raphaël » surtout, avaient le privilège de le mettre en gaîté. Franc-Comtois, il avait fait un jour la connaissance de son compatriote Proudhon. Le puissant polémiste parlait lentement, longuement, d’une voix douce, sans hésiter, ni s’arrêter, sans se fâcher et sans rire. Courbet rat étourdi et dompté par cette éloquence ; avec Proudhon, il écoutait bouche bée et ne parlait plus. D’autant que Proudhon exprimait des idées analogues à celles du peintre sur les points où Courbet en avait : il prêchait comme lui que le peintre doit

  1. Voyage à travers l’Exposition universelle des Beaux-Arts, 1855.