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quelques géographes savaient seuls le nom, il y a trois ans, et qui est aujourd’hui presque populaire, bien que nul d’entre nous ne l’ait vu, peut-être parce que nul ne l’a vu. Certains sceptiques allaient jusqu’à en nier l’existence ; pour les convaincre, Monteil rapporte quelques fioles d’eau du Tchad. À Nguigmi, dernier village du Bornou, il vit disparaître en même temps la belle végétation du Soudan et la nappe du lac. Sa mission était achevée ; il avait parcouru toute la zone des futures délimitations ; il est aujourd’hui le seul homme qui possède les notions indispensables pour ébaucher ce travail d’une façon rationnelle. Restait à se rapatrier, par un long et dur chemin : le grand désert, qui s’étendait devant lui.

Monteil tenait la route de retour de Barth et de Nachtigal, par Bilma et le Fezzan. Il mit près de quatre mois à franchir le Sahara, avec ses noirs sénégalais que rien n’avait préparés à ce nouveau mode d’existence et de fatigue. Toujours la monotone alternance des dunes de sable et de ces interminables plateaux de roche, les hamada, qui donnent l’illusion de la mer, quand leur nappe grise succède à l’horizon des sables. Au seuil septentrional du désert, durant les premières étapes, quelques vestiges de vie végétale et animale rassurent encore le voyageur ; l’euphorbe vénéneuse, dite mort-aux-lions, le nerprun qui s’agrippe à la roche, l’artémise odorante, avidement broutée par les bêtes de charge ; les maigres herbes se font rares, les plus vivaces s’obstinent ; le lézard court sur les pierres ; la petite griotte verte, qui picote la vermine sur les pieds des chameaux, disparaît la dernière ; sa fuite est le signe que l’on entre dans la mort absolue, dans la malédiction du néant. La transition est plus brusque sur les limites méridionales du Sahara ; les voyageurs l’abordèrent par la région la plus désolée, entre le Tchad et l’oasis de Bilma. Ce premier trajet leur prit vingt jours, à raison de seize et parfois de vingt heures de marche. Monteil et Badaire faisaient double tâche, obligés qu’ils étaient de se porter sans cesse à la queue de la colonne, pour ramasser les traînards exténués. Au-delà de Bilma, avant d’atteindre le Fezzan, la caravane perdit presque tous ses chameaux. Des nuits glaciales succédaient à la chaleur du jour ; les pauvres noirs souffraient cruellement du froid et de la marche, leurs pieds meurtris de crevasses n’avançaient plus sur les hamada caillouteuses. Monteil passe légèrement sur le récit de ces épreuves ; mais on sent qu’il y eut alors des momens où il toucha les limites de l’effort humain, le corps relusant le service, l’esprit s’épouvantant à l’idée d’échouer au port, avant de rapporter à la patrie l’inestimable moisson cueillie pour elle.

Enfin, près de Gatroun, aux frontières de la Tripolitaine, les voyageurs reprirent contact avec notre monde. Il s’annonce par