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Les entreprises européennes ne pourront se promettre une rémunération avantageuse que le jour où elles auront accès à ces grands marchés du centre de l’Afrique, chez les riverains du Tchad et du Niger. Pour nous, maîtres de l’Algérie et du Soudan français, il était urgent de nous assurer cet accès ; il ne l’était pas moins de reconnaître la ligne frontière, acceptée un peu précipitamment, qui ne nous attribuait, d’après lord Salisbury, que « des terrains légers, très légers ; » c’est-à-dire, dans la pensée du noble lord, les premières roches des plateaux méridionaux du Sahara. En Afrique, chacun le sait, ces attributions platoniques restent subordonnées aux positions effectives, militaires ou commerciales, que chacun des contendans se trouve occuper, quand vient le moment de procéder à une délimitation plus sérieuse.

Le capitaine Monteil, de l’infanterie de marine, avait fait deux campagnes au Sénégal. Pénétré des nécessités que je viens d’indiquer, il conçut le projet hardi de gagner Say par la boucle du Niger et de pousser ensuite jusqu’au Tchad. Les rares Européens qui virent le lac mystérieux, à des époques antérieures, y étaient descendus de la Tripolitaine ; personne n’avait tenté de gagner le Tchad en partant des bords de l’Atlantique. Tout récemment, le major Mackintosh, envoyé par la Compagnie du Niger, était remonté du Bénin jusqu’aux frontières du Bornou ; là, il avait dû tourner bride, le cheik lui ayant refusé l’entrée de ses États. Mis en éveil par les progrès et les compétitions des blancs, les peuples soudanais ne semblaient plus disposés à accueillir les émissaires de ces voisins entreprenans, comme ils accueillaient jadis l’inoffensif docteur Barth. Monteil, féru de son idée, vint solliciter une mission à Paris dans l’automne de 1890. M. Etienne ouvrit à l’officier un modeste crédit, il lui donna toutes les facilités en son pouvoir et carte blanche pour les instructions. — Il n’est que juste de rappeler ici ce que savent tous les hommes familiers avec les choses d’Afrique : dans notre pays de bureaucratie formaliste, malgré des ministères qui craignaient tout et autre chose encore, Monteil et Mizon n’ont pu réaliser leurs projets, ces deux missions n’ont produit des résultats incalculables que grâce à la décision rapide et à l’appui vigoureux de l’ancien sous-secrétaire d’État aux colonies.

Le 9 octobre 1890, le voyageur quittait Saint-Louis ; le 23 décembre, il laissait derrière lui, à Ségou, les eaux françaises du haut Niger et le dernier poste où flottait le pavillon tricolore. Sa troupe se composait d’un seul compagnon blanc, l’adjudant Badaire, et de 12 Sénégalais, bientôt réduits à 8 par les désertions. À la tête de cette redoutable colonne, le jeune chef partait pour