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« Évêque de Beauvais, ta victime est morte dans les flammes d’un bûcher, et toi sur un lit de plumes. Mais, va, cela se ressemble bien souvent dans les dernières minutes de la vie ! Dans la crise d’adieu, quand sont ouvertes les portes de la mort et quand la chair se repose de ses combats, souvent le torturé et le tortureur obtiennent la même trêve de l’ennemi charnel ; tous deux, semblablement, glissent dans le sommeil ; tous deux, semblablement, s’éveillent dans le rêve. À l’heure où les brouillards de la nuit s’amassent autour de vous, évêque et fille des champs, quand les pavillons de la mort vont clore sur vous leurs tentures d’ombre, je veux déchiffrer, dans ces ténèbres immenses, les principaux traits de vos deux fuyantes visions.

« La bergère libératrice de la France, du fond de sa prison, du pied de son bûcher, du milieu des flammes où elle agonisait, à l’heure où commença son rêve suprême, vit la source de Domrémy et les forêts pleines de majesté où elle avait erré dans son enfance. La célébration de cette fête de Pâques, que l’homme avait refusée à son cœur défaillant, la résurrection du printemps, dont l’avait privée l’obscurité des donjons (elle, si altérée de la liberté glorieuse des bois), lui furent alors restituées par Dieu, comme des joyaux que des brigands lui auraient ravis. Avec elles peut-être (car les minutes des rêves peuvent embrasser des âges), Dieu lui rendit-il le bonheur de l’enfance ? Par un spécial privilège, dans ce rêve d’adieu, une seconde enfance fut peut-être créée pour elle, non attristée, comme la première, par l’ombre d’une redoutable mission à accomplir. Cette mission était désormais remplie ; la tempête était alors apaisée et les derniers lambeaux des orageux nuages étaient déjà emportés au loin. Le sang qu’elle avait à fournir était tiré ; les larmes qu’elle avait à répandre, répandues jusqu’à la dernière. La haine qu’elle devait constater dans tous les regards avait été fièrement contemplée par elle, et elle avait supporté tout cela, elle y avait survécu ! Et sur l’échafaud, dans la dernière lutte, elle avait su glorieusement triompher, victorieusement recevoir les traits de la mort, au milieu des larmes de dix mille ennemis, au milieu des glas succédant aux glas et des sonneries répondant aux sonneries, pendant que les clairons saluaient son martyre !

« Évêque de Beauvais, parce que l’homme à la conscience mauvaise est, dans ses rêves, guetté et poursuivi par les plus épouvantables de ses forfaits et parce que, sur le miroir mouvant formé sur les marais de la mort (comme les miroirs menteurs du mirage dans les déserts d’Arabie), apparaissent surtout les douces figures de celles que cet homme a perdues, je suis certain que