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de quarante yards, dont quarante tours faisaient exactement un mille, j’ai fait un millier de milles en quatre-vingt-dix jours. J’avais jusque-là remporté la victoire ; mais comme je n’avais pu encore arriver à me dominer relativement au laudanum, je renonçai à l’exercice. Pendant six mois, rien à relater ; la lamentable monotonie d’une complète désolation, d’une misère si absolue que je ne pus me déguiser l’impossibilité de continuer à vivre sous une semblable réprobation… Enfin, le vendredi 23 février, je pus prononcer ces paroles de l’Écriture : « Et l’homme était assis, habillé et dans son bon sens. »

« À cette époque, je ne comprenais Coleridge qu’à moitié ; je le comprends entièrement aujourd’hui ; et, pour tout résumer, j’en reviens à la conviction absolue que le laudanum était la source de cet inimaginable enfer. Pourquoi donc, ne fût-ce qu’à titre d’essai, n’y ai-je pas, à ce moment, complètement renoncé ? Hélas ! cela m’était devenu impossible alors. Cependant, je descendis à cent gouttes ; mais des effets si terribles se produisirent que je me hâtai de regagner mon funeste abri. Je n’en persistai pas moins dans ma lutte, et je me levai enfin comme quelqu’un qui se lèverait de la mort ! Je vous ai fait tout au long ce récit, parce que lui seul peut vous faire comprendre ma conduite passée, présente et à venir. Et puis il est de l’intérêt de tous de savoir ce dont je me suis assuré moi-même : c’est que la misère est le talisman qui fait communiquer l’homme avec le monde étranger à notre monde charnel[1]. »

S’était-il à jamais levé de la mort ? Ne regrettait-il pas, même payée par une telle misère, cette communication avec le monde incarnel, dont il parle dans la dernière phrase de sa lettre ? Hélas ! tout en constatant, en analysant l’épouvantable état dans lequel le jetait son vice, Quincey le chérissait encore, au lendemain d’une semi-guérison, tant le souvenir des voluptés de l’opium dominait en lui celui de ses tortures !

Ce fut dans cet état de guérison incomplète que Quincey écrivit son essai sur Jeanne d’Arc, que nous avons peut-être trop oublié. Il était suffisamment délivré de l’opium pour échapper à cette misère froide et pénétrante, dont la pensée seule donne le frisson ; il en subissait encore assez l’influence pour percevoir et transmettre des visions remplies de vigueur et d’éclat, mais aussi de trouble et de mystère, comme celles qu’il prête, à leur heure suprême, aux deux principaux personnages du drame de Rouen : Jeanne et l’évêque de Beauvais, la condamnée et le juge !

  1. Voir A. Page, De Quincey’s life and writings, t. I, p. 330.