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connaître à quel point de sa lutte avec sa terrible passion il en était quand il écrivit Jeanne d’Arc. Trois ans auparavant, et plus de vingt années après la publication de ses confessions, il avait eu à traverser une crise épouvantable, dans laquelle il parait avoir atteint le fond de la misère et de la désespérance humaines. Ce fut alors, en 1844, qu’il écrivit à un ami une très curieuse et très navrante lettre qui nous fait assister à une des plus effroyables luttes contre l’opium du pauvre grand maniaque :

« Au sujet de mon livre (the Logic of political economy), je tiens à vous dire un mot. Les argumens qui y sont présentés sont justes ; mais, quant à la façon de les présenter au développement de la pensée dans la composition générale du livre, je ne dois que trop reconnaître l’effet, sur mon esprit, de mon état morbide. À travers cette ruine et au moyen de cette ruine, j’ai examiné et compris ce qu’était récemment le pauvre Coleridge. J’ai vu clair dans son chaos par l’obscurité du mien. C’est comme si de fines sculptures d’ivoire, de délicats travaux en bosse, de merveilleux émaux étaient retrouvés avec des cendres et des vers dans les cercueils de quelque vie oubliée, de quelque monde anéanti… Incohérence infinie, tel est le hideux incube, qui étouffe mon esprit. Non, il n’y a pas de naufrage plus absolu, plus complet que le naufrage causé par une telle misère !

« Misère ! un mot bien fort et bien sombre, par lequel je n’irais certes pas troubler votre bonheur si je n’avais, jusqu’à ces derniers temps, regardé mon état comme désespéré. Une seule lueur d’espérance me restait : c’était que le laudanum fût l’explication du martyre, inexprimable en langage humain, que j’avais à endurer. En quittant Glascow, dans la première semaine de juin, j’étais comme vous m’avez connu pendant deux années. Pour je ne sais quelle cause, pendant les mois d’été, je me sentis accablé par le poids d’une intolérable misère, d’une horreur de l’existence. Il y eut, dans cette crise, des hauts et des bas. L’idée me vint alors qu’une dose considérable d’exercice pourrait me rendre la santé. Mais quel fut mon effroi quand, ayant cette conviction, je vis qu’à mes premiers efforts, mes pieds m’abandonnaient ! La misère revint dans toute sa force, et je me voyais estropié pour la vie » M’appesantissant constamment sur ce sujet, je rassemblai mes forces pour une lutte suprême. À moins de réussir dans un effort que je méditais, je pouvais dire adieu à toute guérison ; sans répit ces mots résonnaient à mon oreille : « Il a souffert et il a été enterré[1] ! » Je pris en conséquence toutes les précautions que me suggéra la science chirurgicale du voisinage, et, dans un cercle

  1. Eternally the words sounded in my ears : — Suffered and was buried.