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rêve est clos, les misères de la vie réelle, anesthésiques puissans de la sensibilité de l’esprit !

L’histoire de Jeanne d’Arc apporta à Quincey un aliment pour ce double besoin : de quoi rêver et de quoi travailler. Contempler dans une glorieuse auréole la resplendissante figure de Jeanne ; puis, quand cette contemplation finirait en lassitude, argumenter contre l’historien français et rire, ou, plutôt, tenter de rire à ses dépens. Badinage à la Swift, flegmatique et brutal, qui souvent donne le frisson.

Le début de l’essay est des plus heureux : rempli d’un charme semi-biblique. Non pas de ce biblique mesquin et anglican des temples, mais de ce biblique pastoral et large de l’Orient, qui, associé, dans l’esprit de Quincey, à l’idée de la mort, devait l’être, à plus forte raison, à celle du martyre : « My feelings and images of death, écrit-il dans ses Confessions, are inextricably connected with Palestine. Les sentimens et images relatifs à la mort sont, en moi, inextricablement liés à la Palestine. » Baudelaire, dans une de ses plus vigoureuses pages, a essayé d’expliquer ce mystérieux rapprochement[1]. Son explication le laisse encore plein d’ombre. Quincey commence ainsi son étude sur Jeanne d’Arc :

« Que faut-il penser d’elle ? Que faut-il penser de la pauvre bergère, qui, se levant soudain des collines et des forêts de la Lorraine, comme le berger hébreu des collines et des forêts de la Judée, a laissé là le repos et la sécurité, les mystiques inspirations enracinées dans les solitudes champêtres, pour aller se placer à l’avant-garde de l’armée et occuper, à la droite des rois, un poste plus périlleux encore ? L’enfant hébreu inaugura sa patriotique mission par un acte, par un acte de victoire que ne renierait aucun homme. Mais ainsi fit la fille de Lorraine… Tous deux furent trouvés sincères et fidèles aux promesses contenues dans leurs premiers actes. Les ennemis seuls ont rendu leurs destinées différentes. L’enfant s’est élevé à une splendeur et à une étincelante prospérité, à la fois privée et publique, qui, ayant frappé à jamais la mémoire de son peuple, est restée légendaire pendant mille années jusqu’au jour où le sceptre échappa à Juda. La pauvre fille, délaissée au contraire, n’a jamais bu dans la coupe de repos qu’elle avait tendue à la France. Elle ne s’est jamais associée aux chants qui s’élevèrent à Domrémy, son pays natal, comme l’écho des pas des envahisseurs en fuite. Elle n’a point pris part aux danses joyeuses

  1. Voir les œuvres de Charles Baudelaire, les Paradis artificiels, p. 322 : « Jérusalem, qui a passé, comme Delphes, comme le nombril ou le centre de la terre, peut au moins passer pour le centre de la mortalité. Car si c’est là que la mort a été foulé aux pieds, c’est là aussi qu’elle a ouvert son plus sinistre cratère. »