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modifiée avec elle, sans secousse et partant sans remarque. Emportés dans le même express, ils n’ont pas vu les wagons se déplacer. Mais notre amateur, subitement mis en présence de l’art actuel, ne reconnaîtrait plus l’homme, le paysage, le cheval surtout qu’il avait coutume de voir. Les ampleurs de l’ancienne académie ont disparu. Elles sont remplacées par des formes grêles, étriquées, équarries, sans grâce. Les bras, les jambes, les torses offrent moins de rondeurs et plus d’angles droits. Les poses, dénuées de majesté, font saillir moins les muscles et davantage les os. Chez les enfans surtout, les membres se sont étirés, les coudes sont ressortis, le potelé a disparu. Les mouvemens plus brefs, plus cassans, s’éloignent des inflexions arrondies, des courbes ondoyantes que la renaissance leur avait imprimées jusqu’à notre siècle. Le geste, précis, rapide, hâté vers son but, ne prend plus le temps d’être élégant. Dans la chute des draperies, la ligne droite remplace ordinairement cette fameuse « ligne serpentine » dont se moquait si fort Delacroix. En un mot, le personnage peint n’appartient plus du tout à cette « race des grands corps nobles créés par les classiques, qui font deviner une humanité plus forte, plus sereine, plus agissante, bref mieux réussie que la nôtre : figures idéales par lesquelles l’homme enseigne à la nature comment elle aurait dû faire et comment elle n’a pas fait[1]. » Au rebours des théories de Winckelmann et de Couture, il est fortement individualisé, à ce point qu’on peut noter chez lui non-seulement le visage du modèle, mais sa charpente osseuse et jusqu’à ses défauts de conformation.

Plus neuf encore est le point de vue sous lequel on observe le paysage contemporain. C’est là que l’œil a changé, là que notre amateur ne reconnaîtrait plus la France qu’il a quittée ! Où sont ces jardins d’Armide, ces bocages d’arbres anonymes, ces accessoires, ces pans coupés, ces cascades, ces chemins tournans, ces superpositions artificielles de plans différens comme on en voit au théâtre, ou ces panoramas de villes lointaines ! Qu’est devenue toute cette pompe architecturale dont Poussin donne au long la recette à Parrhasius dans le Dialogue des morts, de Fénelon ! Et notez combien ici le changement a été brusque ! Il ne date pas de la restauration, mais de la veille même des découvertes de Daguerre. Certes les Hollandais du XVIIe siècle et les Anglais du XVIIIe avaient bien connu le paysage naturaliste, comme les Flamands et les Espagnols l’académie réaliste, mais en dehors d’eux l’œil n’avait-il pas l’habitude d’une ordonnance toujours semblable et

  1. Taine, Philosophie de l’art.