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de la question du partage des eaux du Zérafchane, insuffisantes pour alimenter à la fois deux grandes capitales, c’est Samarkande, dépouillée depuis deux siècles au profit de sa rivale, qui a repris l’avantage, grâce aux travaux récens des ingénieurs russes et grâce à la volonté de ses nouveaux maîtres, qui lui ont permis de profiter largement de sa situation en amont.

C’est actuellement Boukhara qui meurt de soif et dont l’oasis s’amoindrit de jour en jour, faute d’humidité, et c’est Samarkande qui emprunte au Sogd la quantité d’eau nécessaire à la prospérité de ses jardins et à la végétation des arbres qui bordent ses nouveaux boulevards.

Sera-ce là le point de départ d’une nouvelle renaissance, et Samarkande ressaisira-t-elle, à défaut de la primauté intellectuelle, à laquelle elle ne peut plus guère prétendre dans notre siècle, le premier rang politique et commercial en Asie centrale, ainsi que la prospérité matérielle ? Quelques-uns prétendent que sa situation géographique le comporte. Et assurément, de tous les Européens, les Russes sont les plus aptes à accomplir ce programme.

Mais pourtant, il n’est pas certain qu’ils puissent arriver à le remplir complètement, et que l’avenir qu’ils réaliseront puisse égaler le passé. Quelque Asiatiques qu’ils soient au fond de l’âme, quelque dédain fataliste qu’ils aient de la vie, quelque faible estime qu’ils aient du temps, quelque habitude qu’ils aient de vaincre l’espace, quelque rêveurs et pratiques en même temps qu’ils sachent être, il est douteux qu’ils réussissent entièrement à ressusciter ce qui n’est plus. Ils sont quand même trop Européens pour parvenir à prodiguer la quantité de travail inutile, de patience et de vies humaines qui seraient indispensables pour reconstituer dans toute son ampleur la grande capitale asiatique, et dont le sacrifice journalier serait ensuite nécessaire pour la maintenir à l’apogée où l’avait portée Tamerlan.

Leur tâche est assez grande cependant, car l’on peut dire que, du jour où ils sont entrés en vainqueurs à Samarkande, une nouvelle ère de vie et de prospérité s’est ouverte pour la partie la plus reculée et la plus inaccessible de ce continent asiatique, pour cette région qui a déjà vu naître et s’écrouler tant d’empires, et qui, par son histoire et sa situation sur le globe, a été forcément à la fois le centre des plus vieilles civilisations de l’ancien monde et le berceau de l’humanité.


EDOUARD BLANC.