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société parisienne ; mais dans combien de nos villes de province les petits commerçans, les paysans et les ouvriers, voire même les vagabonds et les voleurs de grand chemin, pour ne pas parler des plus hauts personnages, donneraient-ils, entre tous les spectacles, la préférence aux discours d’un métaphysicien ou d’un psychologue en plein vent, ne sortant pas du domaine de la pure abstraction ? Un pareil conférencier aurait peu de chances, dans nos pays qui se disent civilisés, d’attirer un autre public que des gendarmes compatissans, chargés par les autorités locales de le mener en quelque hospice de fous.

Ceci nous montre, une fois de plus, que l’idée que nous nous faisons sur la prétendue barbarie de ces régions pourrait bien être erronée.

Cependant, à un point de vue en apparence opposé, un tableau de grand mérite sous le rapport de l’exécution et de la vérité, intitulé le Triomphe, a popularisé en Russie, durant ces dernières années, une scène saisissante qui a pour cadre le Reghistan. C’est fête dans Samarkande, qui n’a pas encore subi le joug de la Russie. Sur la place du Reghistan, devant la façade de la mosquée de Chir-Dar inondée de lumière, se presse une foule nombreuse et enthousiaste. Les mollahs, coiffés de leurs larges turbans blancs, sont assemblés et siègent, accroupis à terre, en leurs places hiérarchiques, prêts à bénir la victoire et à acclamer celui qui la leur a donnée. Devant eux, au sommet d’une rangée de hautes perches, sont plantées les têtes convulsées d’une quinzaine de soldats russes qui ont péri ou ont été faits prisonniers dans quelque escarmouche d’avant-garde ou dans quelque embuscade. La multitude, muette, tranquille, féroce et béate, regarde. Quant au vainqueur, un Mouzaffar-ed-din ou un Nour-Vordy quelconque, on l’attend. L’effet est dramatique et incontestablement vrai.

Or, si l’on prend pour base nos préjugés occidentaux, on est peu disposé à concevoir qu’à leurs heures, les mêmes gens qui composent cette foule sanguinaire puissent avoir des sentimens raffinés, non plus qu’un goût prononcé pour les lettres. Il en est ainsi pourtant. Dans ce vaste pays du Turkestan, dans cette vieille Tartarie si immense et si peu connue, mongole et musulmane en même temps, située sur la limite des deux civilisations, des deux religions et des deux morales les plus opposées, le fanatisme convaincu de l’Islam et le scepticisme chinois, il existe un bien singulier mélange de l’élan irréfléchi de l’un et de la méticuleuse préméditation de l’autre, de l’ignorance absolue, volontaire et systématique du premier, et de l’érudition curieuse et calculée du second. Le résultat du contact de ces deux doctrines et de ces deux tendances si contraires, de la foi musulmane et du mandarinat