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de recherche de ce qui est vain, le besoin de l’illusion, et l’attrait de l’ivresse. Au milieu d’une foule où la pauvreté est cent fois plus fréquente que la richesse, et où grouillent d’innombrables piétons et cavaliers, n’ayant pour toute fortune que leur cheval étique, leur sabre vingt fois ébréché, leur touloupe graisseuse et leur bonnet fourré devenu presque chauve à force de longs services, ces ingénieux industriels, habiles à exploiter les faiblesses humaines, présentent au public d’énormes pipes richement montées et soigneusement entretenues. L’aspect de ces engins, en pleine activité, est non-seulement engageant, mais fastueux. Car chacun d’eux est fait d’une citrouille encastrée dans une monture de cuivre ou même d’argent, finement et patiemment ciselée, et rehaussée souvent de turquoises, de topazes ou d’autres pierres précieuses. Au-dessus de ce réservoir, qui forme la partie la plus volumineuse et la plus apparente de l’instrument, est placé, au sommet d’un tuyau vertical, un lourd fourneau de faïence ou de poterie émaillée, qui contient la braise et le tabac, et qu’on croirait provenir de fouilles faites dans les anciens palais des rois perses. Ce fourneau a l’aspect et la couleur des poteries qu’on y découvre et un long usage lui a presque donné la même patine. Les archers de la garde des Achéménides, qui défilent si fièrement sur la frise que Mme Dieulafoy a rapportée au Louvre, devaient fumer de pareilles pipes. Dans les flancs de la courge, qui sert de réservoir à eau, viennent s’implanter latéralement un ou plusieurs tuyaux obliques, faits de roseaux peints et tailladés, dont l’imprésario présente les orifices, avec un empressement et une urbanité infatigables, aux passans, de tout âge et de toute caste. Bien peu, parmi les plus pauvres, résistent à la tentation : moyennant une rétribution minime, qui varie d’un à trois pouls (le poul n’est que la soixante-quatrième partie d’un tenghé, lequel vaut dix sous de notre monnaie), on a le droit de tirer une bouffée, mais une seule. Le Kirghiz le plus dépenaillé, qui, dans toute sa vie nomade, n’aura jamais la perspective d’accumuler de quoi s’acheter une pipe, peut ainsi, pendant un instant et pour une somme à la portée de ses moyens, se donner le luxe de fumer dans un outil constellé de pierreries, et tel que les souverains européens n’en possèdent pas. Il ne tire qu’une boudée, mais quelle bouffée ! On voit des cavaliers qui, du haut de leur selle, saisissent le tuyau qui leur est tendu, et aspirent avec délices une quantité invraisemblable de fumée, jusqu’à en perdre la respiration. Pendant ce court instant, ils sont les maîtres du monde. Puis, de l’un de ces gestes majestueux et larges dont les Orientaux ont le secret, ils jettent au marchand, sans compter, un poul, qu’ils augmentent parfois de deux ou trois autres, avec une prodigalité