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intellectuelle, y étaient complètement ignorés ; peut-être le sont-ils encore de presque tous nos compatriotes. Dans tous les cas, il ne serait venu à l’esprit de personne chez nous, jusqu’à ces derniers temps, de mettre en parallèle la civilisation de ces pays avec celles qui ont éclairé la Chine, l’Inde ou la Perse. À plus forte raison n’aurions-nous pas cru pouvoir établir la moindre comparaison entre cette civilisation de la Grande-Boukharie et celle des États d’Europe contemporains, même les plus arriérés.

L’idée que les Européens pouvaient avoir de ces contrées, jusqu’à la date récente de la conquête russe ou jusqu’au célèbre voyage de Vambéry, qui remonte à peu près à la même époque, était, disions-nous, des plus vagues : c’était celle que peuvent donner les récits des voyageurs anciens, tels que Marco Polo, du Plan de Carpin, légat d’Innocent IV, ou le moine Rubruquis, Guillaume de Roubrouk, envoyé extraordinaire de saint Louis près du grand khan de Tartarie. Ces récits, assez peu lus d’ailleurs, sont fort sobres de descriptions, au point de confiner à la plus extrême sécheresse, en sorte que, malgré leur exactitude, qui est vraiment remarquable, ils n’évoquent pour nous, habitués aux descriptions colorées et savamment analytiques de la littérature moderne, aucune image pittoresque ni précise.

Aujourd’hui, le voyage à Samarkande est devenu, sinon attrayant, du moins facile et à la portée de tous, et les seuls obstacles qui puissent empêcher les simples touristes de l’Europe occidentale de s’y ruer en foule sont uniquement l’extrême longueur et l’ennui du trajet, l’un des plus fastidieux, des plus arides et des moins pittoresques qu’il soit possible de faire. Mais ces deux inconvéniens suffisent encore pour que peu d’Européens, en dehors des Russes, auxquels l’immensité des steppes est familière, et qui d’ailleurs y sont chez eux, aient, jusqu’à présent, contemplé de leurs propres yeux la métropole de l’Asie centrale.

Aussi, quoique plusieurs de nos compatriotes en aient déjà parlé, au cours de ces dernières années, et aient retracé leurs impressions, il n’est pas encore trop tard pour aborder ce sujet, qui tient dans nos souvenirs de voyage une place à part, et pour tâcher de donner de cette ville morte ou à peine survivante un aperçu général.

Si l’on voulait comparer Samarkande à une ville du monde occidental, autant qu’on peut comparer une ville d’Orient à une ville d’Occident, c’est avec Rome qu’on lui trouverait le plus de ressemblances, au quadruple point de vue de son architecture, de ses dimensions, de sa situation topographique, étalée sur plusieurs collines, et du rôle qu’elle a joué dans l’histoire. Mais là s’arrête l’analogie : il faut tenir compte de la différence essentielle que créent