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titres de propriété immenses. Nous n’aurons pas de peine à le croire, en voyant une seigneurie de 800 hectares, en Dauphiné, qui donne, vers 1720, 1,686 livres de revenu net, soit à peu près 2 livres par hectare (2 fr. 40) pour les droits féodaux. Car, sur ces 800 hectares, le seigneur ne possède réellement en propre que les alentours du manoir, quelques bois et quelques pâtures.

Jadis, quand le noble, gendarme local, accordait quelque liberté, exonérait ses vassaux de quelque obligation, on le trouvait bon et généreux ; maintenant quand le seigneur bourgeois, le seigneur courtisan, le seigneur soldat royal maintient quelque prétention, on trouve toujours qu’il en exige trop. Les terres ont passé par tant de mains, tant de gens se sont succédé depuis le jour de l’encensement traditionnel, qu’on a oublié ce jour. C’est pourquoi le paysan français trouve sa condition pire au XVIIIe siècle qu’au XIVe. Le 9 août 1789, une commune de Provence, qui n’avait naturellement pas connaissance encore de la nuit du 4 août, décide « la suspension des surcharges seigneuriales, jusqu’à ce que des titres suffisans aient été fournis, et que l’assemblée nationale ait statué à ce sujet. » Cette demande de « titres suffisans » pour un état de choses si long, si plein de chartes, d’écritures, d’accords et de promesses, et qui se dissipe de lui-même comme un rêve, est un type saisissant de fin du régime féodal dans les champs.

Pourtant l’abolition des droits féodaux touchait peu la classe des simples travailleurs ; elle ne profitait qu’aux détenteurs de propriétés roturières, et ces détenteurs étaient souvent des nobles. Le possesseur d’un fonds roturier, une fois sa terre affranchie de la redevance qu’elle payait jusque-là à un autre propriétaire, qui s’en intitulait seigneur, la loua d’autant plus cher à son fermier ; mais le non-propriétaire, que les droits féodaux réels n’atteignaient pas, n’éprouva de ce chef aucun soulagement.

Quelquefois même il y perdit : beaucoup de droits d’usage, de pâture, de chauffage, sombrèrent dans cette simplification, d’ailleurs si désirable, de la propriété foncière. Ces nœuds gordiens, embrouillés par de vieux titres, furent coupés tout nets ; et, si l’agriculture y gagna énormément en prospérité, il ne serait nullement paradoxal de soutenir que certaines familles nobles, n’ayant pas émigré, — j’en connais plusieurs exemples, — se trouvèrent enrichies par la révolution. Elle leur donna la pleine jouissance de territoires dont la nue propriété stérile leur appartenait seule jusqu’alors.

L’État révolutionnaire de son côté y perdit, puisqu’en s’appropriant peu après les biens du clergé, — le plus grand propriétaire du royaume, — il les trouva dépouillés de ces revenus indirects, qui n’en étaient pas une mince portion. Il y perdit encore à un autre