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scintillant ! Ces trois notes, si vous avez de l’oreille et de la mémoire, vous les reconnaîtrez. Elles ont résonné déjà, et disposées de même, dans Cavalleria rusticana et dans Patrie[1] ; mais à l’ébauche, à l’amorce sonore ; ni M. Paladilhe ni M. Mascagni n’avaient donné cette suite et ces adorables développemens. Et quelle heureuse, quelle naturelle entrée de la voix dans la symphonie, sur les paroles de Charlotte : Il faut nous séparer ! En deux ou trois mesures quelle pudeur, quelle gravité chaste ! Chez Werther, au contraire, quelle passion, mais contenue et voilée ! J’aime beaucoup moins la péroraison du duo, la reprise finale, à grand fracas, suivant le vieux procédé, d’un thème plus original dans les demi-teintes que dans la pleine lumière. Je vous recommande, au contraire, une perle cachée dans le duo, la phrase de Charlotte parlant de sa mère à Werther : Si vous l’aviez connue, et tout ce qui suit, le flot des souvenirs se pressant dans le cœur, sur les lèvres de l’orpheline, l’angoisse de l’accompagnement, la basse obstinée et sombre, l’étonnement, presque le reproche sur les mots : Pourquoi tout est-il périssable ! et sur d’autres : Les enfans ont senti cela très vivement, quelque chose d’immobile et de glacé. Détails, dira-t-on peut-être ; mais l’art vit de ces détails-là.

L’acte capital est le troisième. Il fait le fond et le cœur de l’œuvre. Très différent du premier, il est par la situation même et par la valeur musicale, plus haut encore de quelques degrés. Une mortelle mélancolie s’en dégage, un souffle puissant de romantisme allemand, et là, peut-être plus que partout ailleurs, le génie de Goethe flotte dans l’air. L’acte se tient et se soutient tout entier ; la musique y ondule entre l’orchestre et la voix ; triste sans mièvrerie, pathétique sans enflure, et je ne crois pas que M. Massenet ait souvent aussi heureusement rencontré la sincérité de la passion et la réalité de la force. Charlotte seule chez elle, la nuit, relit les lettres de l’absent, et de cette correspondance la musique varie sans en altérer l’unité douloureuse. Je vous écris de ma petite chambre, dit le premier billet, et le mouvement, le mode de la phrase, la qualité des intervalles, la basse lugubre, tout signifie ici la détresse et l’abandon. Des cris joyeux d’enfans montent sous ma fenêtre… l’orchestre s’anime et rit, filant en traits ailés. Charlotte parfois, d’un mot ou d’un soupir, d’un regret ou d’une espérance, interrompt sa lecture, puis la reprend, et voici le dernier billet : Tu m’as dit à Noël, et j’ai crié : Jamais ! suprême menace, qui éclate en un vigoureux accord, deux quartes (excusez le détail technique), d’une terrible âpreté. La scène qui suit, entre les deux sœurs, est exquise de grâce, d’aisance et de liberté ; je ne veux

  1. Voir l’ouverture de Cavalleria et le grand duo entre Turiddu et Santuzza ; voir dans Patrie, au quatrième acte, la phrase de Rysoor : O Dieu juste, Dieu protecteur !