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les grâces ; elle goûtait son esprit, sa gaîté. Il lui disait qu’il n’était plus le chargé d’affaires du duc de Parme, mais qu’il servait de gouvernante à sa fille ; elle lui répondait qu’il était d’âge à lui servir de tout, même d’accoucheuse, en cas de besoin. Il l’engageait à donner beaucoup d’enfans au roi d’Espagne. « Vous en parlez à votre aise, répliquait-elle, et je voudrais que vous prissiez une fois la peine d’en faire un. » Quand ils ne plaisantaient pas, ils rêvaient, caressaient des chimères. Il l’assurait qu’il n’avait aucune ambition personnelle, qu’il mettait sa gloire à travailler au bonheur d’une reine adorable, que cependant il serait sensible au plaisir de devenir pape sans avoir passé la soixantaine. — « Vous en Espagne, moi à Rome, nous pourrions nous moquer du monde. — Si c’était en mon pouvoir, vous seriez pape dès demain. » — « Et voilà, écrivait Alberoni, comment nous discourons sur des choses bonnes en soi, mais tristes quand on songe à la difficulté de les faire. »

Cet homme, qui avait trop de penchant à la politique aventureuse et inconsidérée, conduisit toujours ses affaires particulières avec une extrême prudence. C’est à cela qu’il appliquait toute l’industrie de son esprit et toutes les recettes qu’il avait apprises lorsqu’il n’était qu’un petit agent secret, attaché à la personne du duc de Vendôme. Dès ce temps-là, il s’était persuadé « que le monde se gouverne autrement qu’on ne pense, que les petites attentions ont souvent plus de prix que les bienfaits, qu’il faut entretenir les amitiés utiles par des babioles, que les bagatelles font des miracles que ne font pas les sommes d’argent. » Intelligenti et sapienti pauca. Ce savant cuisinier avait pour principe que la gourmandise est la plus sérieuse, la plus tenace de nos passions, la seule qui dure autant que la vie, et que c’est surtout par la bouche qu’on gouverne les hommes et les femmes. Il avait conquis Vendôme par ses soupes au macaroni et ses ragoûts, il s’était insinué par ses séductions culinaires dans les bonnes grâces de la première femme de Philippe, et il s’occupait de procurer à la seconde les mets qui lui plaisaient. C’est un sujet sur lequel il revient sans cesse dans ses lettres, et les commandes de comestibles qu’il adressait à la cour de Parme y tiennent une place considérable. Il faisait venir pour la reine adorable des vins, des saucissons, quatre caisses de charcuterie à la fois, des barils de truffes et d’innombrables fromages, car c’était de fromage qu’elle était surtout friande, elle en mettait dans tous les plats, et cet assaisonnement lui tenait lieu de fruits et de douceurs. Ajoutons que lorsque Alberoni traversait les appartemens réservés aux infans, il avait toujours quelques friandises à leur offrir, et qu’il s’attendrissait en les voyant se jeter sur lui pour fouiller dans ses poches : è graziosissima cosa il vederli. — « Je mène une vie bien fatigante, disait-il, et qui ne pourra durer. Mais ce qui me fatigue le plus, ce ne