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se ferait que par le fer et le feu. Il disait encore « que l’Espagne était un arbre puissant et robuste, capable de porter des fruits en abondance, mais envahi par une multitude d’insectes, qui dévoraient les feuilles et les fruits à peine nés. » Il se vantait d’être le grand échenilleur, qui faisait la guerre aux parasites. Dans une lettre fort curieuse, datée du 13 juin 1718, il imputait tous les malheurs de l’Espagne « à ce don Quichotte de Charles-Quint et à son fils Philippe, qui ne pensait qu’à créer des conseils et qui avait transformé une monarchie en république. » C’était la première fois assurément qu’on accusait Philippe II d’avoir eu du goût pour le régime républicain. Conseil des Indes, conseil de guerre, conseil d’État, ajoutait-il, se mêlent de décider des affaires, et le souverain doit partager son autorité avec eux. Il réduisit tous ces conseils à un rôle purement consultatif. « Le conseil d’État, écrivait-il, n’est plus qu’un nom, qu’il faut conserver par politique, comme disait Tacite en parlant du sénat romain. Il ne se compose plus que de trois membres, qu’on réunit trois fois par an… Aussi tout le monde crie-t-il contre ce maudit Italien, qui, pour se rendre maître du gouvernement, a voulu s’approprier à lui seul toute l’autorité répartie entre ces assemblées que vénérèrent tant de glorieux rois catholiques. » Le maudit Italien laissait crier les gens et allait tranquillement son chemin ; il n’avait pas coutume de compter avec ses ennemis.

Philippe V, qu’Alberoni cherchait à rendre absolu, s’était toujours montré enclin à se laisser gouverner par sa femme. Gabrielle de Savoie était morte ; Mme des Ursins, désespérant de se faire épouser, avait conçu le projet de mettre sur le trône d’Espagne une princesse de petite naissance qui lui devrait tout et serait à jamais son obligée. Son choix tomba sur la jeune Elisabeth Farnèse, et ce fut pour Alberoni un vrai coup de partie : le Parmesan allait avoir pour reine une Parmesane, qui s’entendait à faire valoir ses grâces, à en tirer tout le parti possible. On avait envoyé son portrait au roi, qui en fut charmé. « La marchandise a plu, » écrivait Alberoni. Après avoir longtemps musé en chemin, elle arriva enfin à Guadalajara, où Philippe était venu l’attendre. « Du premier coup, elle s’est rendue maîtresse de son cœur, padrona del suo cuore ; imaginez-vous ce que ce sera quand elle aura passé deux nuits sous les draps. »

Tout allait bien, Alberoni exécutait son programme point par point. Il pouvait se promettre de trouver dans cette reine de vingt-deux ans une élève docile et complaisante. Dès le premier jour, il l’avait déterminée sans peine à rompre en visière à Mme des Ursins, à disgracier, à chasser la femme à qui elle devait sa couronne. Désormais, la place était libre, l’astucieux Italien allait régner. Mais il fallait avant tout faire l’éducation de cette princesse qui, comme le dit Saint-Simon, avait été élevée durement dans un grenier et ne connaissait du monde