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et il s’occupait d’assurer son avenir en conquérant les plus hautes dignités de l’Église. Saint-Simon a vu fort clair sur ce point : « Alberoni, dit-il, qui voulait régner en Espagne, sentait le besoin qu’il avait de la pourpre pour s’y maintenir. Aussi fit-il jouer tous les ressorts pour arracher du pape le cardinalat et s’acquérir ainsi tout droit d’impunité la plus étendue, quoi qu’il commît, la plus sûre et la plus ferme considération et les moyens de revenir toujours à figurer où que ce fût. » Il ne lui suffisait pas d’être cardinal, il voulait devenir primat d’Espagne. Il avait obtenu l’évêché de Malaga, et il aspirait à l’archevêché de Tolède ; en attendant, il se fit donner celui de Séville. « De là à Tolède, il n’y avait plus qu’un pas ; mais demeurant même archevêque de Séville avec sa pourpre, il était à la tête du clergé espagnol. La puissance où il s’était établi lui donnait tous les moyens nécessaires de le pratiquer sans bruit et de se l’attacher. Cardinal et archevêque, ce nouveau titre l’affermissait dans la place de premier et de tout-puissant ministre. Appuyé de la sorte, il arrivait au but qu’il s’était proposé de se faire redouter par le roi et la reine et de devenir même à découvert le tyran de l’Espagne. » Malheureusement il eut beau se remuer, Rome lui refusa obstinément les bulles de Séville, et il tomba du pouvoir avant d’avoir pu se ménager les moyens d’y rester toujours. Du moment qu’il n’était plus tout en Espagne, il était condamné à n’y être plus rien.

Alberoni ne fut qu’un homme d’État de médiocre envergure, à qui M. Bourgeois a témoigné peut-être trop d’indulgence. Mais on ne peut qu’admirer la puissance de volonté, l’esprit de conduite, l’art qu’il déploya pour arriver et pour imposer sa domination aux Espagnols, plus jaloux que tout autre peuple de l’étranger qui se mêle de leurs affaires. Sans attaches, sans liaisons solides, sans force et sans appui, s’attirant mille inimitiés par les réformes qu’il introduisait dans les finances et dans la maison du roi, haï des grands qu’il dépouillait de leurs prérogatives et de tous ceux dont il réduisait les pensions, il n’avait pas d’autre autorité que celle d’un favori. Que la faveur royale vînt à lui manquer, il retombait dans le néant. Mais il joignait à l’intrigue une imperturbable audace. Son programme politique pouvait se résumer en trois mots : il voulait que le roi d’Espagne devînt le maître absolu de ses sujets, que ce roi devenu tout-puissant consentît à se laisser conduire par sa femme, et que, dans les petites choses comme dans les grandes, sa femme se gouvernât exclusivement par les conseils d’Alberoni. Il osa tout, et grâce à son industrie il put se flatter pendant plusieurs années d’avoir réussi.

Il reprochait au peuple espagnol d’avoir mis ses rois en servitude et de leur refuser à la fois son obéissance et son argent. Il déclarait que le gouvernement était gangrené et que, si la cure était possible, elle ne