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fait tort en l’accusant d’avoir engagé trop tôt les hostilités, de les avoir suspendues trop tard 7 Serait-il vrai que les événemens ou la volonté de son roi lui aient forcé la main, qu’il se soit jeté dans son aventure malgré lui, à son corps défendant ? Le 8 juin 1719, il écrivait de Tudela au comte Rocca : « Priez Dieu que je me trouve en état de contribuer par mes efforts au rétablissement de la paix. Le roi s’estime profondément offensé, et quelques représentations qu’on ait pu lui faire, il a toujours cru que le point d’honneur et le respect qu’il se doit devaient passer avant tout autre intérêt et tous les maux de la guerre. Avec ses maîtres on n’a pas d’autre ressource que de faire des représentations et d’obéir. Ainsi ai-je fait en m’opposant de vive voix et par écrit à la rupture de la paix ; mais quand il a fallu obéir, si opposé que je fusse à la guerre, je n’ai pas diminué de zèle, d’attention et d’activité pour servir comme je le devais le roi mon seigneur et bienfaiteur. » Voilà une déclaration nette, formelle ; était-elle sincère ?

Sans contredit, il était de son intérêt de gagner du temps, d’achever les réformes qu’il avait commencées, de mettre l’Espagne en état de faire bonne figure sur les champs de bataille ou de supporter ses défaites. Mais ses lettres en font foi, Alberoni n’était pas un de ces politiques avisés et réfléchis, qui calculent les chances et s’arrangent pour ne pas les avoir contre soi. Il écrivait en 1718 « que dans les grandes choses il ne faut pas cheminer et opérer la boussole à la main, qu’il faut laisser à la fortune une partie de l’ouvrage. » Il aimait à dire aussi « que le seigneur Dieu se moque des choses d’ici-bas, si burla delle cose di qua giù, et que tout lui appartenant, il donne à qui lui plaît. » Quand la fortune eut fait évanouir ses grands projets, il n’imputa son malheur qu’à la fatalité des circonstances. — « Il règne une constellation maligne, s’écrie-t-il, c’est vraiment la fin du monde. » Il dira quelques mois plus tard : « Les opérations de l’homme, si elles ne sont secondées par le souverain Moteur, servent de peu ou ne servent de rien. Une seule des combinaisons que j’avais formées aurait dû suffire pour faire avorter les desseins de nos ennemis ; Dieu les a toutes traversées, il ne reste qu’à adorer ses justes jugemens. » Ce n’est pas là le langage d’un homme d’État, c’est celui d’un joueur qui se souvient qu’il est abbé, mais le Dieu qu’il adore est le Dieu des tapis verts ou sa sacrée majesté le hasard.

Au surplus, avant que la fortune se fût prononcée, il n’avait garde d’accuser son souverain d’avoir voulu la guerre, il répondait de tout, prenait tout sur lui. Il écrivait au comte : « Si Dieu me prête vie, je ferai en sorte que le roi catholique force au repentir tel ou tel qui aurait dû tout au moins rester neutre. L’Espagne bien administrée est un monstre encore inconnu. En fin de compte, on ne peut garantir la sûreté de l’Italie par le repos ; il faut une bonne guerre et qu’elle dure