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ses affections aux limites de la patrie ? Je plaindrais alors les patriotes, si larges semblent les frontières où leur âme s’emprisonne. Pour être bon Français, serons-nous vraiment tenus de ne rien aimer en dehors de la France, et nous faudra-t-il rogner les ailes de nos sympathies pour qu’elles ne puissent franchir les mers ou voler par-dessus les monts ? Devrons-nous parodier, en la mutilant, la devise de l’anneau de saint Louis, et oubliant la place faite à Dieu par le roi croisé, dirons-nous : Hors France, pas d’amour ? Je ne sais ce qu’en pensent les professeurs de patriotisme laïque ; mais, ce dont je suis sûr, c’est qu’un tel patriotisme n’a rien de chrétien.

Prenons-y garde ; le reproche que nous jetons au Juif peut se retourner contre d’autres. Pas une grande Église qui ne se fasse honneur de le mériter. Catholique, protestant, orthodoxe, où est le croyant qui ne garde un coin de son cœur à ses frères du dehors ? Épiscopales ou dissidentes, les innombrables sociétés religieuses de l’Angleterre auraient honte de borner leur zèle au ruban d’argent qui enserre la Grande-Bretagne, ou même aux gigantesques territoires qui constituent la Greater Britain. Si vaste que semble l’empire qui, du Pacifique à la Baltique, couvre la moitié de notre continent, ses frontières sont trop étroites pour les sympathies du marchand ou du mougik russe qui débordent, par-dessus les monts, sur ses frères orthodoxes. Et nous Français, qui avons jadis conduit vers les plages d’Orient la chevalerie chrétienne, l’horizon de nos yeux est-il si rétréci, ou notre cœur déjà si refroidi, que rien dans le vaste monde n’ait plus le don de le faire battre ?

Ne nous calomnions pas nous-mêmes ; en dépit de toutes les leçons d’égoïsme qui nous ont été données du dehors et des résolutions intéressées que nous prenons parfois tout haut, l’antique générosité de l’âme française n’est pas morte. Le serait-elle ailleurs, je sais bien où elle survit. C’est chez les hommes de foi attachés à la vieille Église. Leur cœur, à ceux-là, est resté aussi large que notre petite planète. Eux aussi, à leur manière, sont cosmopolites, bien que Français entre les Français. N’allez pas leur parler d’enfermer leurs affections et leur besoin de dévoûment entre le Pas-de-Calais et le golfe du Lion. Que signifierait alors le nom de catholique ? — Pauvres catholiques ! pauvres cléricaux ! Que de fois ne leur a-t-on jeté à la face le classique reproche adressé aux Juifs ! Que de fois, en France, en Allemagne, en Angleterre, dans les deux Amériques, ne les a-t-on convaincus d’avoir leur cœur hors du pays et de subordonner l’intérêt national à un intérêt étranger ! C’était déjà, sous l’ancien régime, le grand grief de nos gallicans, et n’est-ce pas le sens de ce nom d’ultramontains dont