Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre Juifs et Juifs, entre les Israélites indigènes, nés de parens établis depuis longtemps dans le pays, et les Israélites étrangers qui s’y sont transportés à une date récente. Et cette distinction, elle ne doit pas seulement s’appliquer aux Juifs, mais à toutes les races ou les religions qui nous fournissent des immigrans, — ainsi, dans notre France, aux protestans, réformés ou luthériens, dont le nombre chez nous, à Paris, du moins, a singulièrement grossi depuis un demi-siècle. Parmi eux, également, on n’a pas le droit de confondre les vieux Français, les familles sorties de notre sol, ou depuis longtemps francisées, avec les nouveaux-venus de Suisse, de Hollande ou d’Allemagne. Pour ces derniers, comme pour les catholiques qui nous arrivent de Belgique, d’Espagne, d’Italie, comme pour les Levantins de tout rite qui commencent à débarquer chez nous, le cas est le même que pour les Juifs récemment accourus d’outre-Rhin ou d’outre-Vistule. Pour en faire de vrais Français, des Français de corps et d’âme, si j’ose ainsi parler, il ne suffira ni d’un séjour d’une douzaine d’années dans un hôtel de la plaine Monceau, ni de lettres de grande naturalisation. — Et ce que nous disons de la France, vous pouvez le dire aussi bien de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Amérique.

Tout autre est la situation des Juifs fixés anciennement dans le pays. Ceux-là ont eu le loisir d’y prendre racine ; la sève de la terre natale a eu le temps de monter à leur cœur et à leur cerveau. Au point de vue national, ce ne sont plus des Juifs, mais bien des Français, des Anglais, des Allemands, des Américains israélites, — ou, comme l’on disait à Varsovie, en 1863, des nationaux du rite mosaïque. Ils ont si bien pris les habitudes, les goûts, les idées, parfois même les travers et les préjugés des pays où ils ont vu le jour, qu’ils peuvent souvent être donnés comme des représentai de l’esprit national. Ainsi, en France, par exemple, quoi de plus français que l’auteur de la Famille Cardinal et de l’Abbé Constantin ?

Et ce n’est pas seulement par l’esprit, c’est par les sentimens, c’est par toutes les fibres de leur être que ces descendans de Jacob se sentent Français, Anglais, Allemands, Italiens, Américains. Et pour cette sorte d’identification à la patrie vivante, il ne faut pas toujours beaucoup de générations. Le patriotisme, chez un peuple patriote qui vous traite en citoyen, s’acquiert vite ; il s’apprend, dès l’enfance, à l’école, au collège. Parce qu’il avait du sang de Juif génois, Gambetta n’en avait pas moins le cœur français ; il aurait eu peine à s’imaginer être autre chose que Français ; tout son orgueil, il l’avait mis sur la France. De même, parce que son grand-père était un Juif vénitien, Disraeli n’en était pas moins Anglais ;