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maintenu sous le régime du parcage, le Juif de l’Est semble d’une autre race que ses frères d’Occident ; on dirait d’une espèce fossile, conservée artificiellement en vie, dans une atmosphère spéciale, grâce à la lourde cloche des lois d’exception. Dans ces juiveries de l’Est, entamées aujourd’hui par l’émigration, la persistance du confinement tend à condenser les Juifs en nation distincte. Avec un pareil système, alors que tout semble combiné pour empêcher leur assimilation, le néo-hébreu pourra demeurer encore longtemps, pour les Juifs dégoûtés du « jargon, » la langue nationale, en même temps que la langue sacrée. Leurs fils y tiendront d’autant plus que le pays natal les traitera davantage en étrangers. Cette fois encore, le particularisme d’Israël aura été renforcé et prolongé par l’exclusivisme des nations.


III

Partout ailleurs, et souvent même jusqu’en ces juiveries de l’Est, bien des signes manifestent le désir des Juifs de s’assimiler aux peuples modernes. En veut-on un indice, en voici un des plus simples ; il m’est fourni tout bonnement par les noms et les prénoms des Juifs. La plupart d’entre eux se distinguent, à leur grand regret, des autres habitans du même pays, par la forme de leurs noms. Ces noms, d’aspect souvent étranger, sont pareils à un écriteau qui dénonce, de loin, le Juif, presque aussi clairement que l’antique rouelle ou le bonnet jaune. Quelques-uns sont hébreux d’origine, tels que Halphen ou Hayem, tels que Cohen ou Kahen, que conservent encore tant de descendans d’Aaron. Beaucoup proviennent de l’Ancien-Testament : Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, anciens prénoms devenus noms de famille. Mais ce n’est là, en somme, que la minorité. Pris en masse, la plupart des Sephardim ont gardé des noms espagnols, la plupart des Askenazim, des noms allemands ou polonais, qu’ils ont apporté avec eux dans les pays où ils se sont établis. C’est ainsi que les Juifs exilés de la péninsule peuvent se faire annoncer, dans nos salons, sous les grands noms de Castille ou de Portugal : Mendoza, de Castro, Nunez, Alvarez, d’Almeida, de Lémos, de Silva, de Souza, vieux noms donnés aux Nuevos cristianos, lors de leur baptême, par les nobles seigneurs qui leur servaient de parrains. Une fois émigrés en Hollande, ou à Hambourg, les marranes portugais ou espagnols eurent bientôt rejeté le masque de christianisme attaché à leur front par le saint-office, mais ils retinrent les noms de la catholique Espagne, Sur les vieux hôtels, construits à Amsterdam par leurs enfans, on distingue encore parfois les blasons castillans de ces aristocrates