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arbustes en caisse, qui n’étaient pas libres de s’enraciner dans le sol. Presque partout, il était entendu que le Juif n’était qu’un hôte de passage, admis par tolérance ; en maint pays, il lui fallait, chaque année, acheter, à beaux deniers, le droit de séjour. À Rome, qui était comme le conservatoire des vieux usages, les Juifs étaient tenus d’aller, tous les ans, avant le carême, au Capitole, implorer solennellement l’autorisation d’habiter, une année de plus, leur ghetto séculaire. Et cette demande, il la leur fallait humblement répéter plusieurs fois ; repoussée au bas des rampes capitolines, la supplique des Ebrei n’était admise qu’au sommet du Capitole[1].

Relégués soigneusement à l’écart de leurs voisins chrétiens, les Juifs ont dû vivre entre eux, et deux ou trois générations de liberté n’ont pu leur en faire passer entièrement l’habitude. En plus d’une contrée, du reste, la loi ou les mœurs, plus exclusives que la loi, les contraignent encore à l’isolement. Chaque fois qu’il essayait de sortir de sa juiverie et de secouer son particularisme national, le Juif y était ramené, de gré ou de force, comme l’y ramène aujourd’hui, par le collet, la police russe. Nous sommes bien bons vraiment de nous étonner que le ruisseau de Jacob n’ait pas encore, partout, mêlé ses eaux à celle des grands torrens de la vie moderne, alors que, pour l’en détourner, nous avions multiplié les digues et les barrages. C’est parce qu’aucune race et aucune religion n’a été traitée comme Israël, qu’aucune n’a montré un pareil esprit de clan. Le cas cependant n’est point aussi singulier qu’on aime à le répéter. D’autres groupes confessionnels ont, pour des raisons analogues, présenté un phénomène semblable. Et cela, en dehors même de l’Orient, en dehors des Coptes, des Arméniens, des Parsis, des Druses, des cultes ou des Églises qui constituent une façon de nationalité. Il en est de même, à un degré moindre, de presque toutes les minorités religieuses, de celles surtout qui ont traversé de cruelles persécutions. Il en a été ainsi, en France, des protestans ; ailleurs, des catholiques, bien qu’entre catholiques et protestans, il n’y eût aucune différence de race. On a dit qu’il y avait une psychologie des minorités religieuses ; cela est juste, et cette sorte de particularisme en est un des traits les plus marqués ; pour l’effacer, il ne faut rien moins qu’une longue possession de la liberté.

L’histoire n’en fournit que trop d’exemples. La différence de religion et l’intolérance mutuelle suffisent à faire d’hommes du

  1. Cette cérémonie symbolique avait encore lieu après 1830 ; elle n’a été abolie, croyons-nous, que sous Pie IX. (Voyez, par exemple, Mendelssohn Bartholdy : Reisebriefe aus den Jahren 1830-32 ; Leipzig, Mendelssohn, 1865, p. 122.)