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ouvrage en bronze, et comme c’est un ouvrage concerté entre Rovere et Buonarroti, vous vous doutez bien que les proportions n’en peuvent être ordinaires : la statue sera trois lois plus grande que nature. Michel-Ange s’y met avec ardeur ; au bout de quelques semaines, il peut déjà faire voir au maître le modèle en glaise. Le pontife est représenté assis, la triple couronne sur la tête, et la main droite levée. Le geste est superbe, presque violent, et le pape demande si la main entend bénir ou maudire ? Buonarroti répond avec un à-propos singulier, — et de manière à bien démentir la parole du prélat sur le manque d’usage chez les artistes : — « Cette main dit au peuple de Bologne d’être sage ; mais que faire tenir à la main gauche ? Un livre ? .. — Une épée, une épée ; je ne suis pas un savant, moi ! » est la réponse caractéristique de Jules II. Mieux inspiré que le pontife, l’artiste, en dernier lieu, préféra donner à la main gauche les clés de saint Pierre.

Resté seul à Bologne, après le départ du pape (février 1507), Michel-Ange poursuit son travail sans relâche, mais dans des conditions toujours plus difficiles et irritantes. Une épidémie ravage la ville ; et il n’est pas sans s’apercevoir aussi que les dispositions des habitans changent et tournent contre le régime à peine établi et acclamé. Il fait venir des aides de Florence, et les renvoie aussitôt ; il se croit, indignement exploité par ses compagnons, mal vu ou desservi par tous ceux qui l’approchent. Pour un mot, maladroit peut-être, mais dit certainement sans la moindre intention de blesser, il rudoie sans pitié ce pauvre Francesco Francia, l’orfèvre et le peintre favori des Bentivogli, les anciens seigneurs du pays. N’a-t-il pas fait, quelques mois auparavant, une scène tout autrement violente à un maître bien autrement grand, illustre ? Léonard de Vinci, entouré de plusieurs amis, avise un jour Buonarroti traversant la place de la Sainte-Trinité, à Florence, et va lui demander l’explication d’un passage difficile de Dante, qui précisément préoccupait sa compagnie. « Explique-le toi-même, — est la réponse vraiment inqualifiable, — toi, qui as voulu fondre une statue équestre en bronze et qui n’y es pas parvenu ; il n’y a que ces idiots de Milanais pour te confier un pareil travail ! .. »

On dirait qu’un sort vengeur ait voulu tourner contre Michel-Ange lui-même la parole si désobligeante pour le grand Lionardo : il ne parvenait pas à fondre le métal dans ses fourneaux de Bologne et dut recourir à l’assistance des gens experts dans la matière, avec lesquels il eut de nouveau plus d’une déception. Ce n’est qu’au bout de quinze mois qu’il put enfin achever son œuvre. Le 21 février 1508, « à l’heure reconnue propice par les