Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/560

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

magnifiques et la dignité de chevalier, » tout fier de signer désormais ses œuvres : eques auratus comesque palatinus ? Vittore Carpaccio a très probablement, lui aussi, séjourné un certain temps en Orient ; il y a trouvé les modèles pour ses foules enturbannées qui nous amusent tant dans ses délicieux tableaux vénitiens. Le génie le plus universel de cette grande époque, le « divin » Léonard de Vinci, a pensé plus d’une fois aller prendre du service chez le grand-seigneur et lui offrir ses profondes inventions de mécanique et de balistique. Parmi les très rares travaux qui sont parvenus jusqu’à nous du sculpteur Bertoldo, le maître de Michel-Ange au jardin des Médicis, nous trouvons une médaille à l’honneur de Mahomet II. Ces fins esprits de la renaissance, on le voit, furent loin d’éprouver pour l’infidèle, pour l’iconoclaste, la répugnance qu’on serait tenté de leur supposer. La pensée s’arrête néanmoins émue et diversement agitée devant cette hypothèse fantastique d’un Buonarroti transporté soudain sur le Bosphore, y remaniant peut-être l’Aïa Sophia, au lieu de la basilique de Saint-Pierre, et à défaut de Vittoria Colonna, recherchant sur ses vieux jours tel mufti ou tel derviche, dans l’entourage de Soliman le Magnifique, pour deviser avec lui sur les graves problèmes de la vie.


Ici, de calices on fait des casques et des épées ; la croix et les épines sont forgées en lances et en boucliers, et le sang du Christ se vend par cuillerées. Aussi la patience du Sauveur s’est-elle lassée ! — Il n’abordera plus ces pays qui s’abreuvent de sa sueur, cette Rome, qui fait trafic de sa peau, et les voies du salut sont désormais fermées ! .. — Si jamais j’avais désiré posséder des richesses, tout travail maintenant m’est ravi, et, à l’égal de la Méduse, cet homme au manteau m’a changé en pierre inerte ! — Là-haut, au ciel, la pauvreté est bien venue, assure-t-on ; mais comment espérer dans cette autre vie réparatrice lorsqu’on y est conduit sous de telles enseignes ? ..


Ainsi s’exprime un sonnet recueilli dans les papiers posthumes de Buonarroti et écrit en entier de sa main… Je ne m’explique vraiment pas comment on a pu, jusqu’à ce jour, se méprendre sur la date et le sens de ces vers vengeurs, exaspérés. Ils datent évidemment de cette année 1506 ; ils visent Jules II marchant à la tête de ses troupes contre Pérouse et Bologne : ce sont les adieux que l’artiste ulcéré, déçu dans ses espérances de fortune et de gloire, jette à la face du pape, de l’homme au manteau, au moment de se réfugier auprès du sultan. Ils sont signés : Finis. Vostro Miccelagniolo in Turchia[1].

  1. En publiant pour la première fois ce sonnet, le neveu de Michel-Ange l’a rapporté à l’année 1527 et au sac de Rome ; et ainsi le fait encore M. A. Springer dans son ouvrage à tant d’égards si remarquable. Le dernier et savant éditeur des Rime, M. Guasti (p. 157), explique, d’un autre côté, la signature finis, vostro Miccelagniolo in Turchia, de la manière suivante : Quà in Roma, che par diventato un paese di Turchi ! ! !