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de recueillir avec quelque soin les débris de l’ancien sanctuaire, — autels, tombes, mosaïques, statues et reliefs, — et d’en tenir un registre tant soit peu exact ; pendant les quatre-vingts ans précédens on n’a eu aucun souci de ces restes glorieux, on les a laissés se disperser à tous les vents, ou croupir sous les décombres, se briser et détériorer, et maître Donato a donné le plus funeste exemple de ce vandalisme en plein XVIe siècle. Les Romains, qui n’avaient aucune idée du Saint-Pierre de l’avenir et ne voyaient que les ruines affreuses du présent, — qui voyaient en outre des quartiers entiers bouleversés, grâce aux nouvelles rues Giulia et Lungara, et le Vatican éventré pour la construction du Belvédère, de la cour de Saint-Damase et des galeries sans fin, — prirent bientôt en horreur le terrible démolisseur, vrai Haussmann de la renaissance. Vers la fin du règne de Jules II, le 12 juin 1512, Paris de Grassis écrit dans son Journal intime : Architectum Bramantem, seu potius RUINANTEM, ut communiter vocabatur

Une curieuse brochure du temps[1] représente le fameux architecte venant, après sa mort, frapper à la porte du paradis que saint Pierre lui refuse d’ouvrir : — « Pourquoi as-tu détruit mon temple de Rome, qui déjà, par son antiquité seule, appelait à Dieu les âmes les moins croyantes ? C’est à toi que nous devons cette attrape ! » — Après bien des faux-fuyans l’artiste finit par confesser qu’il avait la rage des démolitions, la fureur de ruiner le monde ; il aurait bien voulu ruiner aussi le pape… — « Et tu n’y es pas parvenu ? — Non, parce que Jules, pour faire la nouvelle église, n’a pas mis la main à sa bourse bien gonflée, mais seulement aux indulgences et aux confessionaux… » — Rien de plus piquant que la conclusion du spirituel pamphlet : c’est Bramante, qui, en fin de compte, prétend faire ses conditions pour son entrée au paradis ; impénitent et impertinent, il veut kaussmanniser jusqu’au ciel ! — « Avant tout, je veux abolir cette rue si âpre et difficile qui de la terre conduit au ciel ; j’en ferai une autre si douce et si large que les âmes des faibles et des vieux pourront arriver ici à califourchon. Je pense également abattre ce paradis et en faire un nouveau avec des habitations plus belles et plus gaies pour vos beati. — Et où veux-tu que restent mes locataires pendant que tu fabriqueras tout cela ? — Oh ! vos locataires sont habitués aux incommodités et en ont vu de belles ! Écorchés les uns, macérés les autres, ils n’ont acquis leur droit de cité ici qu’à force de malaises

  1. Simia, par Andréa Guarna de Salerno ; Milan, 1517. Je cite, d’après les extraits donnés par Bossi. (Il Cenacolo di Leonardo da Vinci ; Milan, 1810, in-4o, p. 246-9.) Il m’a été impossible de trouver l’original (latin) ici, à Rome.