Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À son retour de Carrare (janvier 1506), Buonarroti voit déjà les démolitions commencées. Il n’y trouve rien à redire, constatons-le dès l’abord ; il sera même fier toute sa vie d’avoir été l’occasion (venue ad esser cagione, est l’expression de Condivi) du renouvellement de la basilique. Il est, du reste, plein d’ardeur et de confiance au sujet de son mausolée : il écrit à Florence pour qu’on lui envoie tous ses dessins ; il fait transporter les blocs de marbre des bords du Tibre sur la grande place de Saint-Pierre, près l’église de Sainte-Catherine, où le pape lui a assigné un studio. Jules II lui rend de fréquentes visites dans ce studio ; il fait même construire un pont-levis pour pouvoir passer directement du Vatican à l’atelier de l’artiste. Il n’a plus toutefois pour le fameux sépulcre l’enthousiasme de l’an passé : il en parle de moins en moins ; il agite des projets tout nouveaux et propose au sculpteur, déjà si célèbre par la création de la Pietà et du David, d’orner de fresques la voûte de la Sixtine. Il insiste, et Michel-Ange refuse pertinemment, « n’étant pas peintre, » ainsi qu’il le déclarera encore plus d’une fois.

D’où vient le revirement du pape, l’abandon subit d’un dessein si longtemps caressé ? Humeur de despote, changeant de fantaisies au gré du vent, pensent quelques-uns parmi les biographes ; superstition de vieillard, affirme de son côté Condivi, et intrigues infâmes de Bramante qui réussit à faire peur à Jules II d’un tombeau construit encore de son vivant. Je ne le crois guère. Quels que soient les jugemens qu’on voudra bien porter sur le Rovere, on ne pourra lui contester une véritable élévation d’âme : dans les choses de l’art, comme dans les choses de la politique, les intérêts universels de l’Église tels qu’il les entendait ont toujours primé chez lui les considérations de convenance ou de grandeur personnelle. Une fois enflammé de cette idée de bâtir au monde catholique un temple comme il n’en a jamais existé, quoi d’étonnant qu’il se fût peu à peu refroidi pour un monument égoïste, destiné seulement à sa propre exaltation ; qu’il en ait eu quelque remords, peut-être même quelque honte ? .. Michel-Ange ne tarde pas à s’apercevoir du changement sans en pénétrer la cause, et il reproche surtout à Bramante de le desservir auprès du maître. Il lui reproche aussi, et avec beaucoup plus de raison cette fois, de procéder à l’aveugle dans ses abatages et de détruire plus d’une colonne précieuse qui pourrait servir pour le nouvel édifice.

En effet, la rage destructive de l’immortel architecte était bien digne de la fougue de Jules II, digne aussi de la superbe de l’humanisme, de sa profonde inintelligence d’un grand passé chrétien. Chose à peine croyable, ce n’est que sous Sixte V qu’on s’est avisé