Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/537

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fastueuse demeure où doit reposer un jour le pontife élu d’hier, un franciscain ! Bramante et ses amis estiment l’entreprise de mauvais augure : mais Jules II y met toute la fougue de sa volonté, et Michel-Ange toute l’ardeur de son génie. Une pensée d’humilité chrétienne, — la pensée de memento mori, memento quia pulvis es, — est, bien entendu, aussi loin de l’esprit du moine couronné que de l’artiste immortel ; le seul mobile, pour l’un comme pour l’autre, c’est le penchant universel de l’époque, le primum mobile de l’humanisme : ce culte de la personnalité, cet appel à la postérité que Dante a déjà nommé lo gran disio dell’ eccelenza. Vous diriez l’orgueil d’un Pharaon servi ici à souhait par l’audace d’un Titan ; et l’œuvre, demeurée débris, vous fera songer peut-être à certain mot de la Bible sur ces puissans de la terre « qui s’édifient des ruines… » Prenez garde cependant ! L’association de ces deux âmes de feu, de ces deux terribilités, Rovere et Buonarroti, n’en est pas moins une des plus grandes dates dans l’histoire de l’idéal ; elle résume la splendeur et la fatalité de la renaissance parvenue à son apogée.

Il ne nous est pas défendu de reconstruire en imagination, d’une manière vague, il est vrai, et très défectueuse, l’œuvre telle que l’entrevoyait l’artiste à ce premier moment d’inspiration et d’enthousiasme. Mous avons les récits, concordans, en somme, malgré quelques divergences, de Condivi et de Vasari, dont le premier surtout a écrit d’après les renseignemens et presque sous la dictée de Michel-Ange ; nous avons aussi un petit dessin, précieusement conservé aux Uffizi, où une partie du monument (la partie d’en bas) est esquissée à la plume, sinon de la main même de Buonarroti, du moins certainement d’après des données authentiques et contemporaines[1]. Nous devons nous figurer une construction isolée, accessible de toutes parts, et mesurant vingt-quatre pieds de large sur trente-six en profondeur ; la hauteur dépasse trente pieds. Le soubassement, haut de treize pieds et séparé de l’étage supérieur par un entablement massif et proéminent, présente sur toutes ses faces une suite continue de vastes niches flanquées d’énormes pilastres en saillie : niches et pilastres proclament la gloire de Jules II sur terre, sa gloire de conquérant et de Mécène. Dans chacune des niches, une Victoire ailée, fière et triomphante, foule aux pieds une province abattue et désarmée ; à chacun des

  1. Le dessin dans la collection de M. de Beckerath, à Berlin, se rapporte à une époque postérieure et à un projet du monument déjà considérablement réduit et adossé au mur. Il est toutefois au plus haut point intéressant en ce qu’il donne la partie supérieure du mausolée, et fait comprendre l’expression de l’artiste que Jules II y était u en suspens » (in sospeso) : deux anges le tiennent par les bras et le font descendre dans le sarcophage.