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qu’elle a dit elle-même à notre amie, qui l’a écrit à mesure en rentrant chez elle. Elle lui demanda donc de garder d’Enghien comme otage : — « Eh ! f…, lui dit le consul, de quoi vous mêlez-vous ? Je n’ai pas besoin d’otage. — Mais les souverains le réclameront, et vous en tirerez parti. — Eh ! que me font les souverains ? C’est pour qu’ils ne le réclament pas qu’il sera exécuté. — Mais qu’a-t-il fait ? — Alors, elle jura à l’Amie que Bonaparte lui a lancé un coup de pied sur le genou, et est sorti. »

J’ai transcrit quelques lambeaux de ces trop courtes citations. Tous les historiens appuieront le souhait que je forme à nouveau, en demandant à M. Pingaud qu’il nous donne une publication intégrale des précieuses lettres.


IV

D’Antraigues avait travaillé à forger la coalition de 1804. Le canon d’Austerlitz, qui la détruisit, ruinait du même coup le bureau diplomatique de Dresde et la situation si péniblement échafaudée. L’émigré ne s’y méprit pas. À vouloir relever les courages de tous ces souverains en détresse, il sentait qu’il leur deviendrait chaque jour plus importun, plus odieux : — « Ils s’excusent à leurs yeux, écrivait-il, de ne savoir que faire de moi, car ils ne savent que faire d’eux-mêmes dans ces pénibles circonstances. Je suis trop royaliste pour être utile à des rois… Ils voudraient bien que je fusse mort, car cela les acquitterait de tout ; les morts ne parlent plus, ils n’écrivent plus. On m’enterrerait, puis on placerait sur ma tombe trois ou quatre grosses calomnies… Si je n’avais femme et enfant, je vous avoue que je ne serais pas fâché que Dieu leur fît ce petit plaisir, car mon siècle m’ennuie, je suis las d’y exister… » — Les vieux jours, qu’on ne nourrit plus de chimères, s’annonçaient mauvais pour le proscrit qui avait vécu de cette viande creuse. La campagne de 1806 amenait sur lui ces terribles armées françaises, contre lesquelles il n’y avait pas de refuge aux terres les plus lointaines : elles menaçaient de le traquer dans Dresde comme elles avaient fait dans Venise. Un seul asile restait ouvert aux ennemis de Napoléon : cette irréconciliable Angleterre, où venaient fatalement s’acculer tous ceux qui voulaient lutter comme elle jusqu’au bout. D’Antraigues y passa. L’alliance de Tilsit lui porta le plus sensible et le dernier coup : la Russie rejeta brutalement un protégé dont le nom seul mettait Napoléon en fureur. L’Espagne lui supprimait au même moment sa pension. Réduit désormais à la solde anglaise, il la gagna en travaillant pour Canning. Entre le foreign office, le comte d’Artois et le duc d’Orléans, il se remit à