Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La condamnation de d’Antraigues, c’est que sa colère ne lui a mis en main qu’une plume envenimée, jamais une épée ou un mousquet ; c’est aussi qu’il n’a pas ressenti une seule fois en vingt ans le frisson que traduisait René : « J’éprouvai un saisissement de cœur lorsque, arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l’horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre. » D’Antraigues avait le cœur glacé par la haine ; elle ne céda pas à l’apaisement, à la radiation des émigrés ; et les gloires de l’empire ne firent que l’aviver. Jusqu’au bout, il répéta son refrain : « Je ne suis plus rien à la France actuelle, je n’en veux plus rien et je n’en parle pas. » Mieux que les doutes de Chérin, cette dureté prouverait que Louis de Launai n’avait pas dans les veines du vieux sang de nos montagnes ; son sang, qui ne le rappelait pas où il fallait, c’était celui de l’étranger, tombé jadis chez nous par quelque hasard. On ne peut l’absoudre, même en taisant la plus large part, et il faut la faire très large, aux naturelles rancunes de ces hommes et de ce temps ; même en tenant compte des aberrations du XVIIIe siècle, qui expliquent l’impiété inconsciente de quelques émigrés. Comme M. Welschinger l’a justement remarqué, certains historiens ont deux poids et deux mesures. Est-ce un émigré qui a ressassé de cent façons cette gentillesse ? « L’uniforme prussien ne doit servir qu’à faire mettre à genoux les Welches ; j’approuve un tel sentiment, tout Welche que je suis. » C’est Voltaire, qui n’avait pas l’excuse de la Terreur et de la proscription.

On n’attend pas que j’analyse par le menu toutes les marches et contremarches de l’agent secret. Je renvoie le lecteur au volume de M. Pingaud et je vais droit à l’un des gros incidens de la carrière de notre homme, sa capture par Bonaparte. D’Antraigues s’était établi à Venise, à portée de Monsieur, qui lui envoyait ses instructions de Vérone. Il y avait acquis les immunités diplomatiques, d’abord à la légation d’Espagne, chez son ami Las Casas ; puis chez Mordvinof, à la mission russe. De ce jour, tout en continuant de renseigner Charles IV et de toucher la pension de Madrid, il adopta la nationalité russe et compta au service effectif d’Alexandre ; il finit même par obtenir le titre de conseiller de légation. L’industrieux personnage eut bientôt monté une agence de correspondance à Paris ; Brotier, Duverne de Presles et autres furets politiques y travaillaient pour lui. L’un des aigrefins de l’émigration, et des plus décriés, Montgaillard, vint flairer le vent à Venise, après sa tentative d’embauchage sur Pichegru. Il s’aboucha avec d’Antraigues, lui conta la négociation de Fauche-Borel, la trahison du