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province, sinon même par les difficultés que certaines preuves rencontraient dans le bureau de Chérin ? En tout cas, si les déclamations du Mémoire sur les états-généraux étaient sincères, on s’explique mal la volte-face de leur auteur, à un an d’intervalle.

En ces jours d’entraînement, l’opinion ne s’attardait pas à distinguer les nuances de doctrine. Le succès bruyant du Mémoire désignait le comte d’Antraigues pour la députation aux états-généraux. Élu par le bailliage de Villeneuve-de-Berg, il quitta le Vivarais en avril 1789 ; il ne devait jamais y revenir.

À peine arrivé à Versailles, son attitude dans l’assemblée dérouta ses admirateurs de la veille ; elle montra dans cet esprit brillant une judiciaire chimérique, une méprise totale sur la nature du mouvement dont il avait été l’un des excitateurs. Tout occupé de dauber sur sa bête noire, les États de Languedoc, il s’efforce de passionner la Constituante pour cette question, dans l’instant où le problème qui contient toute la Révolution se pose devant l’assemblée : Vérifiera-t-on par ordre, ou en commun ? À la stupéfaction générale, le détracteur de la noblesse défend le vote par ordre, il tonne contre le serment du Jeu de Paume, il pousse la résistance aux sentimens nouveaux jusqu’à s’abstenir dans la nuit du 4 août. Ses discours, ses brochures, sont d’un fauteur résolu de l’ancien régime. Naturellement, sa popularité s’abat aussi vite qu’elle s’était enflée. Mirabeau, qui avait espéré un lieutenant et peut-être redouté un rival en la personne de d’Antraigues, Mirabeau l’exécute en quelques phrases dédaigneuses, dans ses Lettres à mes commettants. Déjà circulent les bruits d’entente clandestine avec la cour, bruits qui prennent corps après les dépositions du procès de Favras, et que rendent très plausibles les pratiques ultérieures de l’agent secret. À partir du mois de septembre, on n’entendit plus dans l’assemblée cette voix qui semblait destinée à diriger les débats. Après les journées d’octobre, d’Antraigues fut l’un des premiers à se munir d’un passeport pour l’étranger. Il balança jusqu’en février 1790, jusqu’à la prestation du serment civique ; alors, soit irritation, soit pusillanimité, il prit la route de la frontière suisse. Les dénonciations grondaient derrière lui ; Populus, le député de l’Ain, l’accusait d’avoir tenu à Bourg des propos contre-révolutionnaires. Aux premiers jours de mars, d’Antraigues passa à Lausanne. Le malheureux avait touché pour la dernière fois cette terre de France qu’il devait blasphémer durant vingt-deux ans d’exil.


II

Ici commence le roman politique de l’agent à tout faire, ce perpétuel vagabondage de l’homme, de ses idées et de ses sentimens ;