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jeune Louis étudia au collège d’Harcourt ; de l’esprit, du feu, de la sensibilité, des talens relevés par une haute mine, tout faisait bien augurer de sa réussite mondaine. Il servit d’abord comme capitaine au Royal-Piémont ; mais la carrière des armes n’était pas son fait : il la quitta, disaient ses ennemis, à la suite d’une provocation en duel qu’il aurait déclinée. Froment, qui ne lui voulait pas de bien, plaisante dans ses Mémoires « la terreur invincible que lui fit toujours éprouver l’aspect d’une épée hors du fourreau. » Malheureusement pour d’Antraigues, toute la suite de sa vie a donné crédit à cette allégation. N’oublions pas la phrase de Froment ; elle explique seule, à mon sens, les tristes conditions où végéta toujours un homme favorisé des dons les plus rares.

D’Antraigues se voua à la philosophie, telle que l’entendaient les gentilshommes de son temps. Imbu de l’esprit de ce temps, ennemi « du despotisme et de la superstition, » républicain avec Plutarque et réformateur avec le Contrat social, il fréquenta chez les encyclopédistes, fit sa cour à Ferney et fut des derniers intimes de Rousseau. Il conçut un attachement exalté pour le solitaire d’Ermenonville ; plus tard, son changement de principes n’entamera point sa fidélité à cette mémoire : quand les soldats de Bonaparte s’empareront à Trieste des portefeuilles de l’émigré, ils les trouveront bourrés de lettres de Jean-Jacques. À l’instigation du philosophe, le jeune homme alla faire ses caravanes en Orient ; il voulait étudier en Turquie les maux du despotisme et ramasser chez le Grand Seigneur des armes contre le pauvre Louis XVI. Son oncle Saint-Priest ayant reçu en 1778 l’ambassade de Constantinople, Louis d’Antraigues l’accompagna ; il parcourut pendant deux années le Levant, l’Egypte, la Pologne, attentif à tout ce qu’il découvrait, curiosités historiques et mœurs du présent. Son intelligence acheva de se former par la vue du vaste monde, parfois en singulière compagnie. Il avait pour collaboratrice de ses travaux une princesse Ghika, femme d’un esprit original et audacieux, qui chevauchait avec lui à travers les Balkans ; on lisait sous la tente les lettres de Rousseau, on retrouvait dans les forêts de Thrace « le palais d’Armide ou le bosquet de Julie. » D’Antraigues rapporta de ces pérégrinations un ouvrage qui ne fut jamais publié : M. Pingaud en a déterré le manuscrit dans la bibliothèque de Dijon. C’est un récit de voyage comme le XVIIIe siècle nous en a tant légué, où les anecdotes licencieuses sur les « mystères du harem » se mêlent aux considérations sur le gouvernement des peuples et aux dissertations sur des points d’archéologie ; le tout humanisé par quelques larmes, quand le fugitif s’arrache à Lemberg des bras de l’aimable princesse phanariote.