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fleuve » et qu’étant toujours nouvelle, c’est pour cela que la vie, si misérable d’ailleurs et si douloureuse parfois, vaut cependant la peine d’être vécue.

Les déterministes voudront bien remarquer là-dessus que cette conclusion est tout à fait indépendante de quelque solution que l’on donne du problème du libre arbitre. Sommes-nous libres ? ne le sommes-nous pas ? Je l’ignore ou je veux l’ignorer. En morale même, il me suffit que nous soyons responsables. Mais, en histoire, pour fonder le droit de l’individu, pour lui faire sa part, pour lui attribuer le pouvoir de troubler, rien qu’en paraissant, les prétendues lois de la science, nous n’avons qu’à concevoir l’individu lui-même comme réalisant parmi ses semblables une combinaison en quelques points nouvelle. Si vous versez dans une eau pure quelques gouttes seulement d’une essence rare, subtile et concentrée, toute la masse du liquide en est aussitôt comme changée de nature. C’est ainsi que les individus agissent dans l’histoire, et qu’un homme ou deux, rien qu’en s’y mêlant, modifient tout un milieu social. Ils n’ont besoin ni de le vouloir, ni de le savoir : il leur suffit de s’y développer. Comme d’ailleurs un poison ne diffère qu’en degré d’un remède, ou même, d’une substance inoffensive et vulgaire, que par la disposition de ses parties atomiques, — ce qui est l’un des grands mystères de la chimie, — semblablement, entre les hommes, l’individualité se définit par une combinaison plus rare, ou quelquefois unique, des caractères ou des pouvoirs qui sont indistinctement ceux de tous les hommes. Il naît des hommes rares comme il en naît de parfaitement beaux, parce que la nature est fertile ou infinie même en combinaisons. Funeste ou salutaire, désastreuse ou bienfaisante, la combinaison s’introduit dans la notion même de l’humanité, que tantôt elle élève et tantôt elle abaisse. Le libre arbitre, si je ne me trompe, n’a rien à voir dans tout ce « mécanisme. » Existe-t-il, c’est une cause de perturbation qui s’ajoute à tant d’autres pour compliquer les calculs des savans. Mais qu’on le reconnaisse ou qu’au contraire on le nie, si le pouvoir de l’individu s’en augmente dans le premier cas, il n’est pas diminué dans le second ; et, de toutes les manières, l’individualité demeure une force historique, toujours indépendante et toujours imprévue, qu’on ne saurait retirer de l’histoire sans réduire à la mathématique ce qu’il y a de plus complexe, de plus variable, et de plus vivant au monde.

Ainsi balancée par l’influence de l’individu, — dont tout ce que l’on pourrait dire pour la diminuer, c’est qu’elle est moins constante peut-être, et d’une appréciation plus délicate, — l’influence de la « lutte des races » dans l’histoire, ou dans le processus même