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évolution. Pour considérable, en effet, que puisse être l’influence, ou, si l’on veut, la pression des circonstances environnantes, il est sans exemple, je crois, que les masses se soient ébranlées d’elles-mêmes, et toujours il a fallu qu’un homme leur donnât le signal du mouvement. Point de guerre d’esclaves sans quelque Spartacus, point de guerres de paysans sans quelque Muncer, point de guerres de classes sans un Mirabeau ; et, dans un autre ordre d’idées, quoi qu’on en puisse dire, point de mahométisme sans Mahomet, point de christianisme sans Jésus, point de bouddhisme sans Çakya-Mouni. C’est ce que M. Gumplowicz semble avoir tout à fait oublié. Ou plutôt il ne l’a pas oublié, mais, en bon déterministe, il s’est contenté d’affirmer que dans le cas même où l’individu résistait au mouvement de son groupe, « son action n’en était pas moins déterminée, en tant qu’opposition, par le mouvement dudit groupe. » Voilà certainement une étrange plaisanterie ! Eh quoi ! dans une famille où tout le monde est blond, s’il vient à naître un enfant très brun, la couleur de sa peau sera déterminée, en tant qu’elle en diffère, par la couleur de celle de ses générateurs et de ses ascendans. Quel abus du vrai sens des mots ! Il n’y a de déterminé que ce qui ne pouvait pas ne pas être, et l’histoire, en ce sens, est précisément la région de l’indéterminé. Rien ne s’y passe comme il devrait, et, au contraire, c’est là qu’on voit tout arriver. Une bataille gagnée change pour des années la fortune d’un peuple ; et il se trouve qu’on l’a gagnée, mais tout le monde sait bien qu’on pouvait la perdre. Le vainqueur même en est de tous le plus fermement convaincu. Pareillement, quelles que soient les lois qui régissent la famille ou la propriété, rien ne les empêchait d’être autres qu’elles ne sont, et ceux-là le savent bien qui ne les ont justement portées que pour empêcher les effets qu’ils craignaient des autres. Lycurgue d’ailleurs pouvait être Solon et Solon pouvait être Lycurgue. Et pourquoi ne se pourrait-il pas que ni Solon ni Lycurgue n’eussent jamais existé ? Ai-je besoin d’insister et de multiplier les exemples ? « Le nez de Cléopâtre… s’il eût été plus court ! » ou « Cromwell, si un grain de sable ne se fût pas mis dans son uretère ! » Je ne connais pas de philosophie déterministe de l’histoire qui puisse prévaloir contre ces deux petites lignes de Pascal. En tout temps, comme en tous lieux, le pouvoir de l’individu contrepèse celui des masses, et là même peut-être est l’attrait intérieur et profond de l’histoire. Elle apprend l’homme à l’homme ; elle nous révèle en combien de manières la nature peut varier ses combinaisons ; elle nous enseigne qu’il n’y a pas de fatalité dont la persévérance de l’espèce ne puisse triompher ; elle nous assure enfin que « nous ne descendons pas deux fois dans le même