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s’acclimatera ; son individualité, plus accentuée que celle de sa compagne, et moins affinée, persistera ; cosmopolite de fait, il restera Américain, comme tel plus anguleux, plus ancré dans ses idées, ses travers et ses goûts, comme tel moins avenant et moins populaire qu’elle ; mais de cela il n’a cure et marche les yeux fixés sur son but.

Les considérations qui prédominent chez une jeune fille française lorsqu’il s’agit de son mariage, du seul acte de sa vie où sa volonté puisse être en jeu et doive être consultée, ne sont donc nullement celles qui prédominent chez une jeune fille américaine. Forcément sa conception de la vie est différente. L’Américaine s’appliquera, dans toute sa rigueur, le précepte de la Bible ; elle quittera sa famille, ses amies, sa patrie pour suivre le mari qu’elle se choisira et, en ce faisant, elle ne s’imposera ni sacrifice pénible, ni séparation douloureuse. Ensemble, ils commenceront le combat pour l’existence, mais sans rien attendre des autres et sans leur rien demander ; selon leurs idées, selon leurs traditions, ce n’est pas aux parens à pourvoir aux besoins des enfans, du jour où les enfans les quittent pour fonder une famille ; ce n’est pas à ceux qui sont âgés à se dépouiller pour ceux qui sont jeunes. Ces axiomes sont familiers à tous deux. Ils les appliqueront plus tard à leurs enfans comme ils se les appliquent à eux-mêmes. À eux de choisir leur terrain, leur milieu ; le monde leur est ouvert et nul n’intervient pour circonscrire leur choix, nul n’étant requis de leur donner aide et assistance.

On s’explique dès lors comment les progrès de la civilisation, même la plus avancée, se concilient chez l’Américain avec le persistant et primitif instinct nomade. Il semble, disions-nous, n’avoir pas de patrie. Il en a une, mais concentrée dans le domaine intellectuel et moral, indépendante du sol, du climat, des aspects visibles et matériels de la nature. Cette patrie le suit, elle ne l’enchaîne pas ; elle est dans le culte de ses institutions, de leurs formes politiques que l’Américain estime supérieures à toutes autres, dans ses convictions religieuses et aussi dans ses traditions et dans son histoire dont il est fier, dans l’étonnante prospérité de cette union dont il fait partie et dont il ne se détache jamais, si loin qu’il aille. Patrie idéale, mais pour lui réelle, dont, où qu’il soit, il est à la fois membre et représentant, qu’il affirme hautement, qu’il détend véhémentement contre toute critique et qu’il aime, autant qu’Européen aime la sienne, mais sans être autrement travaillé du désir de la revoir et d’y finir ses jours.

Sur ce point, l’Américaine pense de même, avec plus de réticence et de tact ; son patriotisme est moins agressif, elle est plus