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son choix, plus indépendante dans ses allures, plus individuelle en un mot, qu’elle ne l’était en aucun autre pays d’Europe.

Et quoi de plus logique ? L’hommage qu’on lui rend s’adresse à elle, à une individualité distincte, plus encore qu’à son sexe en général ; il a quelque chose de personnel et de délimité, comportant des nuances, excluant ce que peut avoir d’irrespectueux la galanterie, qui dissimule mal sous la banalité des formes la banalité de désirs. Puis, dans le cadre où elle se meut, la femme anglaise est plus protégée que la femme sur le continent. Ce qui subsiste de la distinction des classes la rattache à un ordre de choses où elle a son rang, sa place quelle qu’elle soit ; elle est encadrée et abritée. Grande dame ou servante, bourgeoise ou campagnarde, elle a son monde à elle, ses égales dont l’opinion fait loi pour elle, dont l’estime ou la mésestime a d’autant plus de poids qu’elle ne saurait en appeler de leur verdict à un autre tribunal social. De là ce besoin de se concilier la classe à laquelle on appartient ; de là aussi des concessions souvent hypocrites et ce que l’on appelle le cant britannique.

C’est le culte du décorum extérieur, des formes et des apparences. On le retrouve à tous les degrés de l’échelle sociale, chez l’homme comme chez la femme, partout où l’être humain aux prises avec ses passions et les exigences sociales s’ingénie à concilier la satisfaction des unes avec le respect des autres. Si elle n’est pas spéciale à l’Angleterre, cette hypocrisie y est plus commune qu’ailleurs, assurée qu’elle est de la complicité tacite de l’opinion publique, désarmée, semble-t-il, par « cet hommage que le vice rend à la vertu. » La presse y souscrit, non sans quelques révoltes parfois ; elle affecte d’ignorer la débauche et le libertinage, faisant autour d’eux la conspiration du silence. À en dévoiler les excès, elle courrait le risque de s’aliéner ses lecteurs et plus encore ses lectrices, de s’entendre accuser de spéculer sur des curiosités malsaines. Rien, d’ailleurs, ne prouve mieux que les romans anglais l’influence que la femme exerce sur la littérature en Angleterre. C’est elle qui fait les réputations et décide du succès, pour elle qu’écrivent les romanciers soucieux avant tout de son suffrage, qui ne s’obtient qu’à la condition d’éviter les situations scabreuses, de voiler les peintures trop vives. Il faut que leurs livres puissent être mis en toutes les mains, figurer sur la table de famille, qu’ils respectent les idées reçues et les convenances morales.

Quels que soient les inconvéniens de cette affectation de vertu, elle a ses avantages et, tout d’abord, elle est commode ; elle permet d’écarter certaines questions sociales, de les reléguer dans l’ombre, de conclure du silence fait autour d’elles, qu’elles