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l’homme seul personnifiait cette unité ; il était le un et elle était le zéro, sans droits, incapable d’acquérir ou de vendre, de diriger ou de contrôler même l’éducation de ses enfans.

Si, depuis lors, des modifications successives introduites, en Angleterre, dans le old common law ont tempéré ce qu’il avait d’excessif et d’inique, les Américains n’ont pas attendu ce revirement, dû aux progrès de la civilisation, pour répudier, dès le début, la plus grande partie de ces traditions d’un autre âge. Et ce n’est pas seulement dans le domaine légal qu’ils en ont agi ainsi ; socialement, il en fut de même. « Nulle part ailleurs, écrit M. Bryce, confirmant les assertions de tous ceux qui ont vécu aux États-Unis, la femme, et surtout la jeune fille n’a la vie aussi heureuse. Le monde est à ses pieds. La société semble organisée en vue de son agrément. Père, mère, oncles, tantes, amis, subordonnent leurs convenances et leurs goûts aux siens. La jeune femme a bien moins qu’elle part aux plaisirs mondains, parce que, sauf dans les classes riches, elle est plus absorbée que la femme européenne par les travaux de l’intérieur ; les domestiques étant encore relativement coûteux et médiocrement stylés. » Mais, affirme M. Bryce, et sur ce point nous différons quelque peu d’opinion avec lui, la position qu’elle occupe dans sa maison est supérieure à celle qu’occupe la femme en Angleterre et même en France. « Nous ne parlons pas ici, dit-il, de l’Allemande, dont le rôle est absolument subalterne. » Il justifie son assertion par l’étonnement que causent aux femmes américaines les rapports qui existent entre des époux anglais. Quand il leur arrive de recevoir chez elles des amies d’Angleterre, elles sont frappées, disent-elles, de l’excessive déférence qu’en toutes circonstances l’Anglaise témoigne à son mari ; qu’il s’agisse de plaisirs, de sorties, de visites, d’emplettes, elle consulte ses convenances et ses goûts. Il n’en est peut-être pas absolument de même en France, où la femme se meut plus librement dans une sphère plus large, elles le reconnaissent, mais elles estiment que, si le résultat est différent, le point de départ est le même : c’est à l’habileté et aux manœuvres savantes de la Française qu’elles attribuent une égalité qui n’est, selon elles, qu’apparente, alors qu’aux États-Unis le devoir et l’ambition d’un mari sont de consulter les goûts de sa femme et de lui rendre les services que l’Anglais semble attendre de la sienne.

Où le contraste s’accentue, selon M. Bryce, c’est dans la vie sociale, dans les salons où l’oreille fine de l’Américaine perçoit, dit-il, dans le ton de l’Européen qui lui parle, une note de condescendance à laquelle elle n’est pas habituée, dans ses manières une nuance de supériorité qui l’étonne. « Alors même qu’une femme a